Je suis frappé par l’omniprésence dans le public des discours sur LA religion, prise comme un bloc. Ce vocable monolithique fonctionne comme un épouvantail ou un tabou. La religion fait peur et l’Etat laïque s’en défend de tous les côtés. Or, tout d’abord, LA religion n’existe pas. Il n’y a que des religions ou des idées religieuses, au pluriel, dans tel contexte historique ou dans telle culture, et encore à certaines périodes de l’histoire. Les généralisations sont toujours dangereuses, parce qu’elles sont fausses. Ainsi, pour ne donner que quelques exemples, il y a les «entretiens» très vivants de Confucius, mais aussi ce qu’il en est advenu dans le confucianisme officiel de la Chine d’aujourd’hui. Il y a les paroles énigmatiques du Jésus historique et le «christianisme» que l’on connaît. Il y a l’islam des Lumières et l’islam obscurantiste. On amalgame trop souvent ces phénomènes, qu’il convient, comme tout phénomène historique, d’analyser critiquement.

L’étude rigoureuse des textes

Critiquement: qu’est-ce que cela veut dire? Cela signifie d’abord l’étude rigoureuse des textes, ce qui implique divers savoirs, tant archéologiques, linguistiques que philosophiques, et bien d’autres. Ce sont, comme on dit, des «disciplines». Le mot est bien choisi. La lecture des textes fondateurs de toute religion implique d’être patient, attentif, discipliné et parfois inventif. Vient ensuite l’étude de l’histoire, avec tous ses problèmes et ses rebondissements, où les biais, les préjugés, les idéologies jouent leur rôle. Ainsi vous aurez le Calvin humaniste des connaisseurs et le Calvin dictateur de Stefan Zweig, le Jésus orthodoxe et le Jésus d’Ernest Renan, le Karl Barth des gens de droite et celui du christianisme social. Autant de lunettes, autant de constructions.

Beaucoup de gens aujourd’hui rejettent leur religion sans même savoir ce qu’ils rejettent

Puis vient la doctrine, ou les doctrines, ce que la plupart des gens nomment avec dédain «vos élucubrations théologiques». Si les textes fondateurs sont parfois lus, l’histoire étudiée éventuellement, on recule devant le discours sur Dieu et sur les «dogmes». Or la question centrale rebondit ici: de quel Dieu parle-t-on? De quelle religion? Beaucoup de gens aujourd’hui rejettent leur religion sans même savoir ce qu’ils rejettent. Mais c’est là que la question du contenu de telle ou telle religion se pose. C’est là qu’intervient ce que nous appelons dans notre jargon le «discernement des esprits». Car il faut à chaque occasion et à propos de chaque question, trier, discerner, critiquer. Il y a islam et islamisme, foi et fanatisme, authenticité et dérive. Ainsi en va-t-il des «évangéliques» américains, que l’on ne peut pas mettre tous dans le même panier. Il existe aussi des évangéliques progressistes et sociaux. Là, on rencontre une authentique communauté; ici, un prédicateur autoproclamé disant n’importe quoi et instrumentalisant les textes à son avantage, quand il ne prêche pas pour Trump*. Il s’agit toujours de faire le tri, de faire la part des choses. D’où la nécessité, l’urgence, d’étudier convenablement les religions, études qui seront la clé de la lutte contre toutes les dérives. Non pas pour évangéliser ou faire du prosélytisme, mais pour faire réfléchir, inciter à penser.

Faire penser

Car le désir religieux, on l’oublie, fait penser. Il donne lieu à une théologie, c’est-à-dire à une réflexion critique sur la foi. Une foi authentique est en quête de pensée. Fides quaerens intellectum («la foi en recherche d’intelligibilité»): je ne connais pas de plus beau projet, qui fut celui d’Anselme de Cantorbéry au Moyen Age. Nous autres théologiens protestants de ma génération n’avons pas fait de la théologie pour je ne sais quel programme de conversion, ou pour dominer les autres, ou encore par besoin de «religion», mais par curiosité, par appétit de réflexion, par enthousiasme. Je souffre aujourd’hui de voir l’idéal de notre jeunesse être travesti par des simplismes et des… caricatures.


* Cf. la lecture (éprouvante) du livre d’André Gagné, «Ces évangéliques derrière Trump», Editions Labor et Fides, 2020.

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