L'ex-directeur du Musée de l'Elysée, Charles-Henri Favrod, se souvient de la période, il y a cinquante ans, où, jeune journaliste, il fut mêlé de près à «l'affaire Dubois», du nom du haut magistrat suisse qui se livrait à des activités d'espionnage. Et le paya de sa vie, déshonoré.
Voilà tout juste cinquante ans, la Suisse découvrit avec surprise que le procureur de la Confédération se livrait aux écoutes de l'ambassade d'Egypte à Berne. Et avec stupeur qu'il les communiquait aux services spéciaux français. C'est la Tribune de Genève qui révéla l'affaire, provoquant le suicide du procureur René Dubois, le 23 mars 1957. Chargé à l'époque par la Gazette de Lausanne de suivre ce qu'on appelait «les événements d'Algérie», je fus mêlé de près aux péripéties de ce qui s'avéra lourd de conséquences pour l'avenir immédiat.
Le protagoniste était le colonel Marcel Mercier, agent du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), désigné aussi sous le nom de Jean Mesmer, Jean Rousseau, Jean Walleck, officiellement attaché commercial à l'ambassade de France à Berne, surtout attentif aux activités des responsables du FLN en Europe occidentale et bientôt à l'origine de nombreux attentats meurtriers en Allemagne, Belgique, Suisse et Italie, commis par une prétendue Main rouge, paravent commode du Service Action.
Durant l'année 1956, à la suite de la nationalisation du canal de Suez, la tension internationale monte et va aboutir à l'expédition franco-anglo-israélienne. Paradoxalement, le président du Conseil français, Guy Mollet, envoie au Caire son ministre des Affaires étrangères, Christian Pineau, et, par l'intermédiaire de délégués de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO), son parti, engage des pourparlers avec la délégation extérieure du FLN. Tous les documents concernant cette négociation secrète seront d'ailleurs bientôt saisis à bord de l'avion des leaders algériens détourné par les services français, le 22 octobre 1956.
Le colonel Mercier a très tôt fait savoir à Guy Mollet que le procureur Dubois est un ardent socialiste et, à ce titre, proche de l'Internationale. Le président du Conseil l'invite à venir le voir à Paris, lui dit sa conviction que «Gamal Abdel Nasser est le nouvel Hitler dont vient tout le mal dans le monde arabe et la Méditerranée». Cet argument va ébranler René Dubois et le pousser à collaborer avec Mercier, auprès duquel il délègue un de ses collaborateurs, l'inspecteur de police Max Ulrich.
A cette époque, j'avais établi un étroit contact avec Taïeb Boulharouf, alias Pablo ou Mabrouk, un des six membres du comité fédéral du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), nouveau nom donné au Parti du peuple algérien interdit (PPA) et, après le 1er novembre 1954 et le début des hostilités, désigné à Paris comme un des huit membres du Comité de la Fédération de France du FLN. Responsable des militants transitaires vers la Tunisie ou le Maroc, traqué de près par les Renseignements généraux, il réussit à passer clandestinement en Suisse et choisit de s'établir à Lausanne, étape parfaite sur l'axe France-Italie. J'en devins l'interlocuteur familier dès son arrivée et la création de l'antenne du FLN dans le petit hôtel Orient, une pension de famille discrète, à l'avenue d'Ouchy.
Il y avait alors à ses côtés deux Français réfractaires, Serge Michel et Jacques Berthelet. Le philosophe Francis Jeanson faisait régulièrement le voyage, habituel aux porteurs de valises de son réseau. Ferhat Abbas, qui avait officiellement rallié le FLN le 22 avril 1956, séjournait encore à Montreux et Ahmed Boumendjel le rejoignit en 1957, après que son frère Ali eut succombé à la torture durant la bataille d'Alger.
Comme je l'appris ensuite d'Henri Guillemin, attaché culturel, Mercier était devenu le maître absolu de l'ambassade de France, l'ambassadeur Chauvel ayant fini par renoncer à ses prérogatives. Mercier disait à qui voulait l'entendre: «J'ai ferré un gros poisson fédéral, j'en fais ce que je veux!» Il y avait alors à l'ambassade l'ancienne secrétaire du général de Gaulle à Londres, Elisabeth de Miribel, particulièrement irritée par la manière et la méthode de Mercier, qu'elle appelait «le catcheur».
Elle révéla ce dont l'ambassade était le théâtre à une amie bernoise, elle-même proche de Serge Michel. Celui-ci, de son vrai nom Lucien Douchet et qui, en Suisse, se faisait aussi appeler le Docteur Xavier, négociait alors l'impression de la charte de la Soummam, acte fondateur du FLN, chez l'imprimeur Henri Cornaz, à Yverdon.
Serge Michel me raconta aussitôt tout ce qu'il venait d'apprendre. Il avait de la peine à comprendre l'implication d'un magistrat dans l'affaire, ignorant que le procureur fédéral se trouve être en Suisse le plus haut fonctionnaire des services de sécurité. Je le savais évidemment et fus donc ahuri d'apprendre cette situation tout à fait incroyable.
Je commençai par mettre en doute que des révélations transitant par l'ambassade d'Egypte aient pu aboutir à l'arraisonnement du cargo Athos, transporteur d'armes, à la révélation d'identité et à l'arrestation de nombreux militants de la Fédération de France du FLN, voire au détournement de l'avion marocain à bord duquel avaient pris place Ben Bella et ses compagnons pour se rendre à la Conférence de Tunis. En effet, comme tout le monde ou presque, j'ignorais que le chef des services égyptiens, Fath el Dib, traitait avec le FLN via l'ambassade de Berne, où il sera d'ailleurs ambassadeur lui-même, en 1961, pour suivre de près la négociation.
Pierre Béguin, rédacteur en chef de la Gazette de Lausanne, ne voulut pas croire à ce que je lui rapportais et refusa même de tenter une discrète enquête en haut lieu. J'avais signalé à Serge Michel que le nouveau rédacteur en chef de la Tribune de Genève, Georges-Henri Martin, tout frais émoulu de France Soir et formé à l'école de Pierre Lazareff, se montrait grand amateur de scoops. Non seulement Serge Michel fut aussitôt reçu et écouté, mais deux jours plus tard paraissait l'information stupéfiante. Au dernier moment, pour se couvrir sans doute, Georges-Henri Martin avait renseigné l'agence Associated Press. Mais celle-ci ne lança la nouvelle sur le fil de téléscripteurs qu'alors que tournaient déjà les rotatives de la Tribune de Genève. La police fédérale ignora longtemps ce détail de fabrication et commença par accuser les Anglo-Saxons d'être à l'origine de la divulgation et donc d'être les auteurs d'une manœuvre anti-française et anti-suisse à la fois!
A Berne, le chef du Département politique, comme on appelait à l'époque le Département des affaires étrangères, Max Petitpierre, fut très ému par cette affaire. Son fils m'a raconté se souvenir du téléphone annonçant au conseiller fédéral le suicide du procureur, non sans me préciser: «Ce devait être un dimanche puisque mon père était à la maison...»
Celui-ci, toujours discret, ne cacha pas son ressentiment. Il cherchait alors à définir une neutralité active et multipliait les contacts avec les pays émergents. Il entretenait de bons rapports avec la Yougoslavie et l'Egypte, donc Nasser et Tito. Tout en demandant la poursuite de la surveillance policière du FLN, il conseilla la circonspection, voire le ménagement. Aucun militant algérien ne fut refoulé. A signaler aussi que la plate-forme historique, née des travaux de la conférence de la Soummam, sortit de presse à Yverdon, le 5 avril 1957, en plein remous de l'affaire Dubois, moyennant une facture de 1500 francs au Docteur Xavier, dont la police commençait à soupçonner le rôle ténébreux. L'imprimeur Henri Cornaz ne subit qu'un blâme pour n'avoir pas fait figurer sa raison sociale et omis de déposer un des cinq mille exemplaires à la Bibliothèque cantonale et universitaire. Une amende de 300 francs fut infligée par le préfet d'Yverdon.
Dans toutes les chancelleries, l'affaire Dubois constitua une véritable bombe. De Gaulle, averti dans sa retraite studieuse de La Boisserie, à Colombey, jugea «non convenable» l'initiative du SDECE et ajouta: «subalterne et mal conduite». C'est à Charles Orengo - directeur de Plon avec qui je discutais la publication de mon livre, La Révolution algérienne, familier du Général qu'il rencontrait régulièrement pour l'édition des Mémoires - que je dois cette condamnation sans appel!
Quant à Max Petitpierre, il fut dès lors avide d'information sur le FLN et le GPRA, le Gouvernement provisoire algérien. Il me reçut souvent et ne cacha plus son intention de faire oublier l'affaire des écoutes en contribuant à la recherche d'une solution pacifique à la guerre d'Algérie.
Ce fut ainsi que Taïeb Boulharouf, d'ailleurs promu de Lausanne à Rome, où il échappa miraculeusement à un attentat organisé par le colonel Mercier en 1959, devint l'interlocuteur du Département fédéral des affaires étrangères, représenté par Olivier Long. Le processus des bons offices fut décidé dès que l'échec d'une négociation directe apparut, à l'issue des pourparlers de Melun, fin juin 1960. Et l'affaire Dubois fut alors jugée définitivement caduque!
Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.