La mission du maintien de l’ordre provoque le plus grand trouble policier, la plus forte ambivalence qui soit. Alors même qu’il s’agit d’une fonction régalienne de sécurité intérieure, son déploiement indispose la nature intrinsèque de toute police de droit. En Suisse, plus d’un officier, interrogé sur cette activité contraignante, parle d’une forme de schizophrénie professionnelle. Dans cette activité hostile, le policier est comme dépossédé de ses facultés initiales. Le policier est fait pour la paix, et le voici, en mobilisation d’ordre, projeté sur un terrain de confrontation, un terrain de guerre.

Une posture inversée

Le policier préserve la paix publique en servant et protégeant l’intégrité de tout un chacun, à commencer par le plus vulnérable d’entre nous. En France, on le nomme «gardien de la paix».

Dans 85% de ses activités (60% d’obédience judiciaire), l’agent de police européen concentre ses interpellations sur le faible pourcentage de la population qui dysfonctionne volontairement ou involontairement; la personne récalcitrante, malveillante ou ayant simplement commis une erreur de circulation. Cet investissement, au profit de la liberté de mouvement du plus grand nombre, du bien commun, renforce l’application des lois démocratiques.

En maintien de l’ordre, c’est l’inverse. Le policier voit soudain sa posture usuelle contredite, renversée. Il fait face à une foule nombreuse et devra, dans le meilleur des cas, porter secours à l’enfant égaré, à la personne âgée abasourdie par les projectiles ou les gaz lacrymogènes.

En Europe de l’Ouest, toutes unités, territorialités et corporations confondues, les actions de maintien de l’ordre représentent quelques pour cent du volume des tâches policières. Les proportions varient mais ne dépassent pas 15%. Bien entendu, le volume d’engagement augmente dans les grandes villes, comme Paris, où des escadrons de gendarmes mobiles et des compagnies républicaines de sécurité (CRS) de policiers nationaux sont spécialement affectés à cet exercice.

Le policier a mieux à faire que du maintien de l’ordre

En France, le maintien de l’ordre est démonstratif. C’est pourquoi il est devenu un instrument de marketing qui alimente les disputes électorales et soulève des dépenses financières très conséquentes alors que d’une façon générale les moyens affectés à la logistique et aux outils de recherche des deux principales polices françaises sur tout le territoire sont misérables.

En conséquence, ce sont autant de ressources qui manquent au travail de prévention. Celui qui s’exécute en amont de toute manifestation, à savoir: le maillage de proximité, le renseignement méticuleux mais respectueux des sphères privées, la traçabilité des individus dangereux et la détection des risques.

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De l’avis de tous les experts indépendants mais aussi de plusieurs officiers généraux que j’ai lus ou interrogés, lors des événements de Paris ce 28 mai dernier, la doctrine d’engagement est hors de cause. Ce sont les manques d’anticipation et d’adaptation qui sont pointés du doigt. On revient à cette inversion des paradigmes qui mobilise les policiers sur la confrontation alors que la prévention a été négligée. A noter, enfin, que la majorité des agents mobilisés ce fameux samedi étaient des gendarmes mobiles donc des militaires. Ceci explique peut-être cela.

Les exemples anglais et allemand

Depuis les années 80, années de scandales et de révélations sur des violences policières systémiques au sein des polices (plus de 40 services) du Royaume-Uni, l’Angleterre entreprend des réformes de fond et accueille en son sein des civils spécialisés. Aujourd’hui, ces derniers représentent plus du 40% des effectifs. La pluridisciplinarité est devenue le maître mot.

En 2009, le décès d’un homme à Londres, en marge du sommet du G20, provoque à son tour une sérieuse remise en question de la gestion des foules. Depuis, tout comme en Allemagne, les polices des deux pays changent radicalement leurs stratégies et engagent des travailleurs sociaux, forment des centaines de spécialistes qui officient comme agents de liaison et médiateurs. Soutenues par des opérateurs hautement qualifiés, les polices régionales et nationales de plusieurs pays européens, aujourd’hui, détectent les individus turbulents des mois à l’avance et leur interdisent fermement toute approche des manifestations.

En clair, les polices françaises occupent le territoire des rassemblements et engendrent des confrontations pouvant dégénérer. Par défaut, elles investissent une posture de belligérant.

Les polices anglaises, quant à elles, libèrent le territoire et se positionnent en périphérie afin de protéger les foules. Par nature, elles investissent une posture de coopérant.

Plusieurs résolutions indispensables

Des ONG, à l’exemple de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), avec l’appui de sociologues, d’anciens cadres de police, ont produit des rapports circonstanciés (rapport de l’ACAT publié en mars 2020) et critiques sur les effets des pratiques du maintien de l’ordre en France. Pas moins d’une vingtaine de recommandations sont formulées. Plusieurs d’entre elles sont répercutées par le Défenseur des droits. Ayant contribué à l’élaboration de ces résolutions, j’en retiens quatre:

  • L’engagement d’agents de liaison, d’observateurs indépendants, de travailleurs sociaux et de policiers conciliateurs.
  • La création d’un organe d’enquête et de surveillance, extérieur et indépendant.
  • La délégation effective du maintien de l’ordre à des agents assermentés et dûment formés à l’exemple des gardes-frontières, afin de libérer les policiers au profit de tâches de proximité. Néanmoins, ces derniers resteraient responsables de l’encadrement des nouveaux agents de maintien de l’ordre et seraient disponibles pour les médiations sur le terrain.
  • Le renforcement de l’ouverture et l’accès du périmètre des rassemblements aux journalistes.

Lire aussi le blog de Frédéric Maillard, sur le site du «Temps» L’observatoire des polices

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