Publicité

Dans le chaos de Cannes 1968, le premier festival inachevé

Les manifestations estudiantines et ouvrières en France avaient, depuis plusieurs jours, créé un malaise chez les cinéastes et critiques qui, disaient-ils, offraient aux étrangers une image fausse de la France par «ses réceptions mondaines et son insouciance». Interruption le 19 mai, sans palmarès

Claude Lelouch, Jean-Luc Godard, François Truffaut, Louis Malle et Roman Polanski lors d’une conférence de presse à Cannes, en 1968. — © Gilbert Tourte/Gamma-Rapho via Getty Images
Claude Lelouch, Jean-Luc Godard, François Truffaut, Louis Malle et Roman Polanski lors d’une conférence de presse à Cannes, en 1968. — © Gilbert Tourte/Gamma-Rapho via Getty Images

Il y a cinquante ans, le 10 mai 1968, alors que Paris se hérisse de barricades, stars et starlettes se pressent au 21e Festival de Cannes. Mais le vent de la contestation franchit vite les portes du festival. Comme le montrent les documents de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), «la fièvre» touche aussi la Croisette, et pas qu’un peu. Jean-Luc Godard, Roman Polanski, François Truffaut et Louis Malle mènent des débats passionnés, enfermés dans le Palais, pour répondre à une question quasi existentielle: faut-il arrêter le festival? Ce sera fait à peine dix jours plus tard, le 19 mai, par ce communiqué officiel pour le moins vintage:

A cette occasion, Paris Match a plongé dans ses archives et republie un de ses papiers de l’époque en intégralité. L’Agence France-Presse (AFP) en fait de même: elle a redonné cette semaine la dépêche rédigée par son envoyé spécial, Roger Lantieri, après l’interruption de la manifestation. «Le chaos a régné aujourd’hui au Festival de Cannes, écrit-il alors: salle occupée, bousculades sur la scène, affrontements houleux entre spectateurs, […] films retirés et, finalement, compétition arrêtée définitivement.» Surtout, «jury démissionnaire»:

«Les manifestations estudiantines et ouvrières en France avaient, depuis plusieurs jours, créé un malaise chez les cinéastes et critiques du festival qui, disaient-ils, offraient aux étrangers une image fausse de la France par ses réceptions mondaines et son insouciance», rappelle encore l’AFP. Et c’est là que le bât blesse, dans le contexte de l’époque, où les manifs de Mai 68 ont gagné presque toute la France. Le moment de l’année où la République offre son spectacle annuel au monde entier ne saurait être sous-utilisé.

Lire aussi: Sous les pavés, la Quinzaine

Ce 18 mai, donc, des cinéastes venus de Paris – François Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Lelouch, Jean-Gabriel Albicocco,réalisateur du Grand Meaulnes l’année précédente – créent «le choc qui accéléra le mouvement de protestation». A l’occasion d’une réunion du Comité de défense de la Cinémathèque française [créé quelques mois auparavant pour soutenir son fondateur, Henri Langlois, limogé par le ministre de la Culture de l’époque, le prestigieux André Malraux], ils proposent d’arrêter le festival et d’occuper le Palais. «Ce qui fut fait. Un meeting permanent fut immédiatement organisé», écrit Lantieri.

Plusieurs cinéastes annoncent dans le même temps qu’ils retirent leurs films, «mais à partir de 15 heures, avec l’arrivée au palais du public payant venu voir le film Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais, la situation [devient] houleuse dans une salle divisée, hurlante.»

© Festival-Cannes.com
© Festival-Cannes.com

«Alors que le chaos [atteint] son comble dans la salle, un accord [intervient] entre la direction du festival et les chefs de la manifestation: la compétition cannoise est suspendue, mais les films prévus au programme seront projetés sauf opposition de leurs auteurs. Le Festival de Cannes 1968 sera une manifestation sans palmarès, le premier festival inachevé.»

Deux jours après, le 21 mai, Pierre Biner, l’envoyé spécial du Journal de Genève, est de retour en Suisse. Il est plutôt désabusé: «La somptueuse party Eddie Barclay aura été […] la dernière mondanité de ce XXIe Festival.» Comment décrit-il les événements déclenchés par les «enragés» de Cannes? Dans le suivi d’un indescriptible chaos, qu’il relate avec une ironie palpable. «Godard, véhément, voudrait qu’on projette librement des films. Il citera bientôt Mao. Truffaut est d’avis qu’il faut fermer le Palais. On sent d’emblée qu’aucun plan, aussi vague soit-il, n’a été préparé.»

© LeTempsArchives.ch
© LeTempsArchives.ch

Et de poursuivre: «Ce sera l’éternel dilemme. Incapables de nommer ne serait-ce qu’un secrétaire, les «enragés» omettent de noter ce qui se dit et les nouveaux venus peuvent impunément reprendre la discussion la plus cahotante qu’on n’ait jamais vue. […] On applaudit, on siffle, on hurle. Godard perd ses lunettes, Truffaut est projeté dans les hortensias qui ornent le bord de la scène.» On se croirait dans un vieux film de Chaplin.

Plus tard, «la discussion reste une suite de monologues. Il fait chaud. On ressasse. […] A quoi en a-t-on, à qui? On ne le sait plus très bien. Alors, aller […] dans les salles régulières projeter les films qui restent? Qui paiera, qui projettera? Un exploitant propose sa salle gratuitement. Personne n’accepte l’offre ouvertement. Louis Séguin (de la revue Positif) se fait le champion de la suppression de toute projection. Il a cette formule: «J’aime le cinéma. Mais j’aime les autos aussi. Or, j’applaudis à la grève des ouvriers de Renault

Bien démocratique, tout cela? Pierre Biner a de sérieux doutes. «Douze personnes choisies par l’assemblée, précise-t-il, s’isolent et rédigent un texte proclamant la mort du Festival 1968 et la décision des journalistes et des critiques de quitter Cannes. On ne vote pas. On ne votera jamais pendant ces vingt-quatre heures. […] Le Festival était moribond […]. Cette fois il est à des années-lumière et c’est le sauve-qui-peut. Godard et Truffaut, eux, avaient déjà disparu dans la nuit, les malins.»

Gilles Jacob, l’ancien président du Festival de Cannes, était le 9 avril dernier l’invité de Franceinfo. Quel souvenir en garde-t-il cinquante ans après? «Il n’en veut pas à Truffaut et Godard»: «La France s’arrêtait, c’était normal que le Festival s’arrête. J’étais jeune journaliste […]. C’était une année boiteuse. Mais il s’était passé tellement de choses cette année-là, historiquement, que l’on pardonne»:

Tout le monde voulait parler en même temps, les gens se disputaient, s’engueulaient, Godard a reçu une gifle. Ils se sont même emparés du rideau pour empêcher une projection…

Gilles Jacob à Franceinfo