Les participants au 2e Sommet international sur l’édition du génome humain, qui se tient jusqu’à ce jeudi à Hongkong, oscillent entre scepticisme et condamnation radicale depuis l’intervention, ce mercredi, d’un chercheur chinois qui affirme avoir fait naître les premiers bébés génétiquement modifiés. He Jiankui, qui dirige un laboratoire à la South University of Science and Technology of China (SUSTC) à Shenzhen (sud), a fait scandale en annonçant que ces jumelles ont vu leur ADN modifié pour les rendre résistantes au virus du sida.

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Toute l’affaire vient d’être diffusée dans des vidéos sur YouTube. Sur YouTube! C’est ce qui choque en particulier Alberto Mantovani, directeur scientifique de l’Istituto Clinico Humanitas de Milan. Il explique dans La Repubblica, relayée par le site Eurotopics, que «l’annonce est tout aussi condamnable sur la forme que sur le fond»:

Je suis indigné contre la méthode: on n’annonce pas sur YouTube un événement comme celui-ci, qui exige une évaluation critique de la communauté scientifique

Coup de pub? Le professeur italien ajoute qu’il est «tout autant indigné du contenu. Car il faut se demander quel intérêt il peut bien y avoir à procéder à une manipulation génétique sur un embryon pour empêcher une maladie contre laquelle nous pouvons nous protéger efficacement par notre mode de vie ou en nous protégeant pendant les rapports sexuels»:

Il s’agit d’un manquement à l’éthique de la médecine et au serment d’Hippocrate

L’avancée – si elle est confirmée, car un doute subsiste sur le fond – qui serait une première mondiale, n’a évidemment laissé personne indifférent au sein de la communauté scientifique. Beaucoup dénoncent l’absence de vérification indépendante ou le fait d’avoir exposé des embryons sains à des modifications génétiques. Les organisateurs du sommet eux-mêmes ne semblent pas avoir été mis au courant de ces travaux qui déclenchent une énorme polémique. Le président de la conférence, le biologiste David Baltimore, lauréat du Nobel de médecine en 1975, a d’ailleurs déclaré à l’AFP qu’il n’avait «aucune idée» de la fiabilité de ce chercheur chinois: «Je n’ai vu aucune de ses recherches.»

Eh bien, He Jiankui vient d’annoncer à Hongkong, comme par hasard, une «pause» dans ses essais, en raison du tollé international qu’il a soulevé. Il a expliqué lors d’une table ronde dans un amphithéâtre bondé que huit couples, tous composés d’un père séropositif et d’une mère séronégative, s’étaient portés volontaires, mais que l’un d’eux s’était rétracté. Et puis, sans sourciller davantage, il a présenté ses «excuses pour le fait que ses résultats aient fuité de façon inattendue»!

Une fois de plus, c’est donc la grande question bioéthique qui est posée: «Jusqu’où peut aller la recherche?» A Madrid, par exemple, sous le titre «Los peligros de la ciencia sin ética», le quotidien conservateur El Mundo flaire sous l’expérience un intérêt économique. «On sait, écrit-il, que He Jiankui possède plusieurs entreprises de biotechnologie qui peuvent tirer parti de cette innovation: La communauté scientifique ne doit pas soutenir de telles recherches. Il ne fait aucun doute que tout ce qui ne sert pas la vie est moralement blâmable. Lorsque les hommes ont commencé au XXe siècle à distinguer la technologie de la morale, ils ont créé l’enfer. […] La Chine se révèle être un pays qui n’a pas le moindre respect pour la vie, pas plus que pour les droits de l’homme.»

Cependant, «pour la plupart des scientifiques chinois, la modification de l’ADN des bébés enfreint les règles de l’éthique et de la morale, ce dont se défend le principal intéressé», lit-on sur le site de Radio France internationale. A Shanghai, c’est la Société chinoise pour la recherche en biologie cellulaire (CSBC) qui a dégainé la première, dans un communiqué. Elle ne mâche pas ses mots, en évoquant une expérience «contraire aux normes morales», un «acte individuel dangereux», comparé au franchissement d’une «ligne électrique à haute tension». L’institution demande que son auteur soit puni.

«Même son de cloche du côté des universitaires. Dans une lettre ouverte publiée lundi, plusieurs centaines de chercheurs condamnent un projet «ignorant complètement les principes de l’éthique biomédicale», et qualifient de «fou» le comportement du docteur He Jiankui.» L’affaire fait également scandale dans l’opinion. Après avoir salué «une avancée majeure pour la science chinoise», les réseaux sociaux se sont complètement retournés ce mardi. Et pour La Croix, il faut «une régulation internationale» de toute urgence en matière de modification du génome.

«Les procédures court-circuitées»

Depuis son début, le sommet de Hongkong fait donc l’objet d’une couverture médiatique totalement inattendue, et ses participants ont été assaillis de questions. John Christodoulou, titulaire de la chaire de médecine génomique à l’Université de Melbourne, juge notamment que ces recherches semblent avoir «court-circuité les procédures réglementaires éthiques habituelles». Mais si He Jianku a réellement modifié «des embryons humains destinés à naître, il y a un risque réel d’effets secondaires», dit-il: «Cette technologie peut générer des mutations ou des ruptures chromosomiques dans des zones différentes de celles ciblées.» Et pour Margaret Sleeboom-Faulkner, de l’Université du Sussex, il serait «sage de s’assurer que cette façon de procéder ne devienne pas la norme».

He Jiankui, qui a été formé à Stanford aux Etats-Unis, explique avoir employé la technique CRISPR/Cas, dite des ciseaux génétiques, qui permet d’enlever et de remplacer des parties indésirables du génome. Les jumelles, un peu ridiculement surnommées Lulu et Nana, sont selon lui nées après une fécondation in vitro, à partir d’embryons modifiés avant leur implantation dans l’utérus de la mère.

Pas de sanctions

Ladite technique ouvre des perspectives potentielles dans le domaine des maladies héréditaires. Mais elle est extrêmement controversée, notamment parce que les modifications réalisées seraient transmises aux générations futures, et qu’elles pourraient au final affecter l’ensemble du patrimoine génétique. Mais en Chine, selon Qiu Renzong, pionnier multiprimé des questions bioéthiques dans ce pays, les chercheurs échappent souvent aux sanctions car ils n’ont de comptes à rendre qu’à leur institution. Et certaines n’en prévoient même aucune en cas de faute professionnelle.

«La Chine protège beaucoup les scientifiques. Si l’on fait une petite erreur, ça s’arrête là, il n’y a pas de sanctions», a-t-il déploré mardi à Hongkong. Cette fois pourtant, Pékin a ordonné une enquête pour vérifier les affirmations du chercheur, après que la SUSTC, «profondément choquée», l’a désavoué, affirmant qu’il était depuis février en congé sans solde. L’hôpital Harmonicare, impliqué dans l’expérimentation, a assuré pour sa part que le document autorisant l’expérience avait vraisemblablement été falsifié.

«Faire la part des choses»

N’empêche, ceux qui poussent de hauts cris occultent les possibilités qu’ouvre la manipulation génétique, selon le Tagesspiegel: «Il est certain que l’on touche à un tabou. Théologiquement parlant, on peut parler de coup mortel porté à la création. Or sur l’autre plateau de la balance, il y a l’espoir de faire diminuer des souffrances humaines, un espoir qui mérite également d’être pris en considération. Un jugement moral mûr doit pouvoir faire la part des choses. Les mutations génétiques sont une constituante élémentaire de l’évolution; l’hypothèse d’une lignée germinale humaine éternellement immuable est erronée.»

En réalité, pour le quotidien berlinois, «ce qui fait peur, ce n’est pas le fait que des gènes soient modifiés, mais qu’ils soient modifiés par l’homme. La nature ne nous a cependant pas dotés de gènes parfaits, sinon il n’y aurait pas de maladies génétiques. Qui est davantage autorisé à modifier le patrimoine génétique, l’homme ou la nature? La question restera sans réponse définitive.» Il n’est un secret pour plus personne que la Chine cherche à devenir un leader de la recherche génétique et du clonage, et les zones grises de la législation locale ont ouvert la voie à des expérimentations parfois controversées.

Le souvenir de Dolly…

Des scientifiques chinois ont d’ailleurs été les premiers en 2015 à parvenir à modifier des gènes d’embryons humains, selon la très référentielle revue NatureLa même année, un site de clonage d’animaux était en construction à Tianjin (nord), avec l’ambition de produire jusqu’à un million de vaches à viande par an. Et au début de 2018, des chercheurs chinois sont parvenus à faire naître pour la première fois des singes génétiquement identiques, par la même technique de clonage utilisée il y a plus de vingt ans pour la célèbre brebis Dolly, premier mammifère cloné.

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