Près d’une année et demie après son scrutin historique, Moutier se réveille avec une lourde migraine. La préfète du Jura bernois, Stéphanie Niederhauser, a invalidé, ce lundi, le vote des citoyens de la ville de juin 2017 sur leur appartenance cantonale. Il devait leur permettre de quitter Berne pour rejoindre le Jura, mais les autorités de la cité prévôtoise sont accusées de «propagande non admissible». Qui, selon la préfète, peut avoir faussé l’opinion des citoyens. Douche froide pour les autonomistes, jubilation chez les pro-Bernois.


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L’onde de choc s’est propagée jusque sur l’Arc lémanique et dans la presse d’outre-Sarine, c’est dire son intensité. Ainsi dans l’éditorial commun à la Tribune de Genève (TdG) et à 24 heures, on lit que «tout le monde a perdu»: «Les séparatistes, bien sûr, qui doivent s’en remettre à la justice pour tenter d’obtenir gain de cause. Le canton du Jura ensuite, dont les autorités crient au scandale politique. Leurs homologues de Berne, pour leur part, devront traîner longtemps encore ce boulet identitaire et institutionnel qu’est Moutier, [où] le climat de rancœur et de méfiance ne fera sans doute que s’épaissir.»

Et puis cette administration fédérale, «qui avait déployé des moyens inhabituels pour surveiller ce vote historique», elle doit aussi «dresser un constat d’échec»: «Les observateurs dépêchés sur place n’ont pas suffi à désamorcer la bombe.» La Confédération aurait-elle dû organiser tout le processus au lieu de laisser les autorités cantonales et communales s’en charger? Voilà peut-être la leçon à tirer de cet immense gâchis.»

Même la TV locale Léman Bleu s’en est mêlée, en ouverture de son émission phare, Genève à chaud, lundi, avec le PLR Rémy Burri, Prévôtois citoyen de la République du bout du lac. Ce à quoi son animateur vedette, Pascal Décaillet, a ajouté son «amitié confédérale», adressée aux Jurassiens, dans son blog «Liberté», hébergé par la TdG. Les citoyens de Moutier avaient fait, à ses yeux, «un choix politique clair, même s’il était serré. […] Il y a de quoi avoir la boule au ventre. […] Je pense que nul Suisse, nulle Suissesse, ne peut demeurer indifférent à la Question jurassienne, […] dans ce Nord-Ouest où s’embrassent les cultures.» Et d’ajouter, plus lyrique que jamais: «La Suisse et la France. La langue de Verlaine et celle de Hölderlin. Vive le Jura!»

Le Courrier n’est pas en reste, qui ose cette métaphore: «L’affaire ressemble à une histoire banale de couple (Jura-Berne) dont le divorce s’est opéré dans la douleur voici plus de quarante ans, mais dont la garde de l’enfant Moutier fait des années plus tard encore l’objet d’un odieux chantage avec le public suisse comme observateur et témoin. […] Désigner, plus d’une année après le vote, l’actuel maire de la ville comme principal fautif, c’est aller un peu vite en besogne. Il faut au moins deux bons acteurs pour jouer un mélodrame… à moins qu’il ne s’agisse de soliloques.»

Pourtant, c’est évidemment dans la presse de l’Arc jurassien que les commentaires sont les plus pugnaces. Le Journal du Jura pense que tous ces combats historiques «se concrétisent par un fort esprit revanchard». Il parle d’un «vote communaliste que d’aucuns se mordent les doigts d’avoir accepté». Alors, de recours en recours, le «prochain arrêt», ce sera Berne. Et la «destination finale: plus que probablement Lausanne et le TF. […] Vous avez dit pauvre ville?»

«Inéluctablement, en annulant le vote du 18 juin, la préfète […] a semé la consternation dans les rangs autonomistes, poursuit le quotidien biennois. Aurait-elle choisi de rejeter les recours qu’elle aurait suscité la même amertume dans l’autre camp. Encore que… Une fois franchies les frontières de la ville, l’empathie des antiséparatistes à l’égard de Moutier a tendance à fondre comme neige au soleil. […] Devait-on dès lors recourir à ce complotisme extrême» […] et considérer que «tout est bernois dans cette affaire, de la préfète au Tribunal administratif en passant par la pauvre Simonetta Sommaruga? Oui, les (très) grosses ficelles du populisme.»

Autre optique dans Le Quotidien jurassien, qui se révèle inquiet: «La Question jurassienne a été rallumée hier. Espérons qu’elle n’explosera pas demain. Pour lui, «cette décision juridique de caractère politique n’est pas étonnante en soi. Ce qui interpelle en revanche, c’est que le doute profite ici aux accusateurs et pas aux accusés. L’action préfectorale est encadrée par le Gouvernement bernois. Autorité de justice administrative, la Préfecture est une représentation bernoise dans le Jura méridional. Avec à sa tête une préfète qui est otage de son électorat, radical et agrarien, donc les principaux auteurs des recours et meneurs antiséparatistes. Un rejet des recours aurait éjecté la préfète à la prochaine élection.»

Reste que «personne ne souhaite revivre» des «événements de pénible mémoire». «Moutier est une ville jurassienne et rejoindra, tôt ou tard, le canton du Jura. Les pro-Bernois savent qu’ils ont perdu la partie à Moutier. Déçus, ils cherchent à pourrir le jeu, faire croire que la victoire démocratique […] n’a pas été acquise à la régulière.

» Moutier est resté dans le giron bernois d’extrême justesse après les plébiscites des années 1970. La justice n’a pas invalidé des scrutins pourtant arrosés par l’argent des caisses noires bernoises, au bénéfice des antiséparatistes. Ce qui est reproché aux vainqueurs du 18 juin apparaît fort léger comparé à ce scandale-là.» Mais «rien n’est perdu», titre tout de même Rémy Chételat.

Réactions «nombreuses et diverses» donc. Et à ce sujet, il vaut la peine de réécouter le débat, lundi soir, du Forum radiophonique de la RTS. Il y avait sur place Manfred Bühler, conseiller national (UDC/BE), Pierre-Alain Fridez, conseiller national (PS/JU), Marcel Winistoerfer, maire de Moutier, et Marcelle Forster, militante antiséparatiste:

«Ce n’est qu’un début, continuons le combat» ou «Moutier bernois, plus jamais», scandait la foule massée près du restaurant de l’Ours où se tenait le Forum. «Un service de sécurité privée était aussi présent pour éviter des incidents durant l’émission», indique 20 minutes. Tout cela avant que les séparatistes «n’entonnent la Rauracienne, l’hymne du canton du Jura. Des manifestants ont aussi tiré des pétards.»

«Prévisible», assène ArcInfo dans son commentaire, pour lequel «la politique influence le droit». Le quotidien neuchâtelois rappelle au passage que le «gouvernement bernois ne s’est jamais fait à l’idée de céder dans la sérénité des pans de son territoire cantonal. Depuis des siècles, l’ours n’a pu se résoudre à lâcher sa proie qu’après avoir combattu par tous les moyens, fussent-ils parfois déloyaux.» Bref, «tout est à refaire». «Tutto da rifare», dit aussi La Regione Ticino.

«Moutier sur le fil du rasoir», titre pour sa part la Basler Zeitung, qui commente, comme les autres titres de Tamedia en Suisse alémanique: «C’est frustrant.» Les Prévôtois «avaient décidé de régler la Question jurassienne une fois pour toutes de manière démocratique». Mais les conclusions de la préfète «sont alarmantes» pour les autorités». Et au-delà, c’est «une source d’embarras pour la Suisse, qui aime se considérer comme un pays démocratique modèle». Il reste donc à espérer que les séparatistes «supportent la tension et renoncent à la violence, dans l’intérêt de leur ville et de leur propre crédibilité politique». Risque que met en scène ce mardi le Tages-Anzeiger, en osant le rapprochement entre le Bélier jurassien et la vache à cornes du 25 novembre prochain:

Pour la Neue Zürcher Zeitung, «tant que la légitimité du référendum sera mise en doute, les germes d’une hostilité accrue et de troubles» continueront pourtant «à exister», écrit-elle. «Beaucoup ne connaissent le combat séparatiste que par les livres d’histoire» et «le temps des grands affrontements est révolu». «Aujourd’hui, ni le parlement ni le gouvernement bernois ne nient le principe selon lequel la ville elle-même doit pouvoir décider de son affiliation cantonale. Mais cela nécessitera maintenant davantage de patience et il y aura plus de nervosité dans l’air que prévu. La colère du Jura est compréhensible – et pourtant, elle incarne un conflit qui touche à sa fin.»

Enfin, pour Jacques-Simon Eggly, dans son blog «Le Temps passe» de la TdG, «il est difficile d’avoir un commentaire objectif. Toutefois, pour qui a suivi depuis longtemps l’affaire jurassienne, le passage de Moutier du canton de Berne au canton du Jura parait assez logique. […] Si l’annulation du vote est confirmée en appel puis au Tribunal fédéral, ce sont de nouvelles années de tension qui se préparent, bien regrettables.» Et ici encore, ce souhait, le même pour tous: «Puisse au moins la suite ne pas baigner dans la violence. Une réussite helvétique, dans cette longue crise jurassienne, a été de maîtriser la violence. C’est le souhait immédiat.»

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