Revue de presse
Les décrets gouvernementaux allégeant les peines des politiques corrompus déclenchent des manifestations d’une ampleur jamais vue depuis la révolution de 1989. Plus d’un quart de siècle après la chute de Ceausescu, le pays peine à asseoir sa démocratie

Souvenons-nous. A la veille de Noël 1989 (voir ici la page du Journal de Genève), les Roumains renversaient, lors d’un massif soulèvement populaire, leur dictateur historique, Nicolae Ceausescu. Eh bien, les manifestations antigouvernementales qu’a connues tout le pays ce mercredi soir étaient d’une ampleur inédite depuis ce moment historique, celui de la chute du communisme, mobilisant des dizaines de milliers de personnes contre un assouplissement de la législation anticorruption.
Aux cris notamment de «voleurs», «honte à vous», «démission», les manifestants étaient au moins 200 000 à travers le pays, dont la moitié à Bucarest, rassemblés durant près de cinq heures dans un froid glacial, face au siège du gouvernement. En l’absence de chiffres des autorités, plusieurs médias nationaux, comme Adevarul, ont estimé, eux, à 300 000 le nombre de personnes descendues dans la rue dans toute la Roumanie, de Cluj à Sibiu, en passant par Timisoara et, bien sûr, la capitale Bucarest (voir la carte).
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Il faut dire que «l’actualité politique nationale, brûlante malgré le froid hivernal, occupe plus que jamais toutes les Unes, explique Radio Roumanie international. Mardi soir, le gouvernement [socialiste] de Bucarest, réuni en séance pour adopter le projet de budget pour cette année, a fini par excéder l’ordre du jour et adopter aussi» – et c’est là justement que le bât blesse – des «décrets d’urgence décriés depuis plus de deux semaines, par la rue, la société civile et les organisations de magistrats, décrets qui modifient la loi pénale» en matière de corruption.
Dans le détail, développe la radio, «aux termes de cet acte normatif, l’abus de fonction ne sera plus un délit pénal si le préjudice est inférieur à 50 000 euros. Le fait de favoriser l’auteur d’un délit par l’adoption de textes législatifs […] ne constituera plus un acte de nature pénale. Même cas de figure pour les personnes qui sont membres de la famille de l’auteur d’un délit.»
Des décrets «en catimini»
Comme en faisait part le correspondant à Bucarest de la RTS ce jeudi matin sur La Première (à la 6e minute de son Journal du matin), tout cela a été voté «en catimini», pour faire sortir de prison les partisans du gouvernement actuel condamnés pour corruption. Au terme d’un conflit politique qui dure, où l’exécutif a déjà plusieurs fois tenté de passer en force, et ce depuis des années.
Cette fois, c’est donc fait: «Les deux projets de modification du code pénal et le projet de loi d’amnistie pour des faits considérés comme non dangereux ont pour objectif d’alléger les peines.» Mais ces derniers jours, les tentatives avaient «été stoppées par la décision du président» – Klaus Iohannis, qui a annoncé la tenue d’un référendum sur la question – «d’intervenir pendant le Conseil des ministres», lit-on dans Romania libera, que relaie Courrier international.
Au parlement de décider
Or «tous ceux qui suivent de près la Roumanie» savent que «la lutte anticorruption dans le pays, ayant jadis été initiée par des forces étrangères [avec le processus d’adhésion à l’UE], […] est perçue dans le pays comme un mécanisme juridique et non comme un processus de nature morale. […] C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles les électeurs continuent à voter pour des politiques qui ont déjà été condamnés en justice», indique l’antenne bucarestoise de la Deutsche Welle, qu’a lue et traduite le site Eurotopics.
Sur le portail Contributors, un expert politique roumain a de fait condamné la tenue d’un référendum pour prôner «celle d’un débat honnête au parlement sur la grâce accordée aux politiques corrompus»: «Le recours au référendum en tant qu’instrument de consultation directe est totalement exagéré, surtout à une époque aussi superficielle et hystérique, dominée par les fausses informations», estime-t-il.
Pour un débat sérieux
Non, poursuit-il, «ce que l’on devrait demander aux dirigeants actuels, c’est qu’ils consultent le parlement lorsqu’il en va de questions aussi complexes et aussi sensibles. […] Cela permettrait la tenue d’un débat sérieux et donnerait le temps de trouver des compromis. Ne serait-ce pas la chose la plus normale du monde, la grâce collective étant subitement devenue le premier problème du pays, alors qu’il n’existait même pas il y a un mois pour les dirigeants actuels?»
Mais ce qui énerve le plus les Roumains, c’est cette manie du secret dans l’action politique, héritée des années de dictature et qui parasite le bon fonctionnement d’une démocratie encore jeune. Les citoyens ne sont pourtant pas idiots, qui s’aperçoivent bien que le gouvernement social-démocrate actuel agit toujours «derrière les murs bien gardés du bâtiment de la place de la Victoire de Bucarest, à la tombée de la nuit», comme l’explique l’excellente et très didactique synthèse de La Libre Belgique.
«Dernier pied de nez»
«La Roumanie, poursuit le quotidien du Plat Pays, aura donc bien connu son «mardi noir», du nom de la première tentative du Parti social-démocrate (PSD) d’octroyer, en secret et toujours nuitamment, une super-immunité aux députés, en 2013. La décision a d’ailleurs été annoncée par Florin Iordache, déjà ministre de la Justice en 2013 et qui vient de récupérer son poste, comme pour faire un dernier pied de nez à ses détracteurs.»
On voit donc bien le vice d’un cercle politique élitaire, complètement déconnecté des préoccupations populaires. Au point que le gardien de l’Etat, le président, «manifeste dans la rue contre le premier ministre», titre Le Figaro. La nature exacte de ces dysfonctionnements font l’objet d’interprétations divergentes depuis bientôt trente ans. Les différents gouvernements qui se sont succédé à Bucarest ont toujours été soupçonnés de manipulations dont le but était simple: permettre à leur nomenklatura de se maintenir aux affaires.
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