Dans le microcosme helvétique, il ne fait pas bon, pour l’écho médiatique, s’en aller au même moment qu’un sportif aussi charismatique que Köbi Kuhn. C’est douloureux pour la cause des femmes, mais celle qui était revenue à la lumière le 14 juin dernier, à la faveur de la grève de 2019, l’instigatrice de celle de 1991, l’ancienne ouvrière de l’horlogerie combière Liliane Valeschini-Bandini a disparu samedi à l’âge de 82 ans, a-t-on appris en ce début de semaine.

«Encore tant à faire»

«Celle qui a sonné le réveil», avait titré Le Temps au printemps de cette année, celle qui avait donné l’idée de la grève historique à la militante socialiste Christiane Brunner, mise en échec deux années plus tard au seuil du Conseil fédéral. Oui, il y avait et «il y a encore tant à faire» sur les terrains de l’égalité, de la parité, avait-elle dit à Yan Pauchard. De quoi espérer «un million» de participantes vingt-huit ans plus tard, dans Le Courrier. «Elle a été entendue, puisque la grève des femmes du 14 juin 2019 a été la plus grande mobilisation politique en Suisse depuis la grève générale de 1918», se réjouit La Région.

«Elle-même, quelques années après la grève, n’hésitera pas à quitter un travail suite à une injustice salariale. «J’étais animatrice d’une chaîne de montage de chronographes, témoignait-elle encore dans Le Temps. J’ai découvert qu’un collègue masculin pour le même poste touchait 500 francs de plus par mois. Avec quatre collègues femmes, nous avons revendiqué l’égalité. Après six mois, on m’a finalement proposé 400 francs de plus, mais les hausses étaient bien moindres pour les autres»…

… Par solidarité, nous avons toutes refusé l’augmentation

A l’heure des derniers adieux, «Saint Pierre s’attend sans doute à une négociation serrée», écrit fort à propos 24 heures. La «pionnière de la lutte contre les inégalités […] avait l’habitude de dire qu’il ne faut jamais rien lâcher face aux patrons». Liliane Valceschini «avait pris sa carte syndicale un 1er mai. Elle était alors jeune régleuse de la Lemania». Elle avait une force et une humilité immense. Le genre de personne prête à repartir en grève demain.»

Avec la photographie ci-dessus, l’ancienne agence régionale de presse ASL proposait un texte de la féministe genevoise Marielle Budry. «Une femme lance: «Pourquoi pas une grève?». C’est Liliane Valceschini, «cette femme rayonnante et déterminée qui a développé une allergie très prononcée à l’injustice». Avec ses camarades, elle va porter cette idée taboue, proscrite du vocabulaire et des pratiques en Suisse depuis plus de cinquante ans.

Dans le livre Mieux qu’un rêve, une grève (Ed. d’En Bas, 1991), Ursula Gaillard a rassemblé des témoignages des femmes qui ont montré, comme Liliane Valeschini, «une détermination et un courage aujourd’hui impensables. Le milieu syndicaliste était alors très machiste. […] Bousculés dans leur comportement patriarcal, frustrés par l’ampleur que prenait à leur insu le mouvement, certains responsables syndicaux ont menacé de couper les vivres. […] La magnifique trouvaille du slogan «Femmes bras croisés, le pays perd pied», avec son fier logo, de couleur fuchsia généralisée devenue symbole de cette grève, ont porté l’enthousiasme durant les mois de préparation dans des milieux très divers.»

La coordinatrice des Jeunes Verts romands, Mathilde Marendaz, dit aujourd’hui à La Région qu’elle se souvient «très bien» de cette combativité. Liliane «avait des liens très forts avec les syndicats. C’est assez surprenant qu’elle soit décédée le jour même d’une grande manifestation nationale contre les violences faites aux femmes.» Dans un portrait publié le 1er mai dernier dans ce même journal, elle précisait qu’elle était «heureuse que les femmes d’aujourd’hui se remobilisent. […] Son combat est désormais terminé, mais il y a fort à parier qu’elle restera longtemps dans la mémoire des femmes qui continuent à se battre pour un avenir meilleur.» Une lutte qu’elle soutenait encore fermement au printemps dernier dans la Workzeitung du syndicat Unia.

«On se réjouissait de se revoir à Yverdon… On se verra plus tard… Bon voyage, Liliane», s’émeut une amie sur la page Facebook de la militante de la vallée de Joux. La Vallée, ce «bastion 
historique de la grève», écrivait L’Illustré en juin dernier. Ce soir de 1990, il lui revenait en mémoire que «le droit à un salaire égal pour un travail égal» était inscrit dans la Constitution fédérale depuis le 14 juin 1981, presque dix ans. […] Elle suggère que les femmes débraient pendant une journée […]: «Imagine que toutes les femmes de Suisse arrêtent de travailler: que se passerait-il?» Christiane Brunner «saisit la balle au bond, organise tout. Les femmes sont 500 000 cette année-là dans les rues de Suisse»…

… Et ces pionnières, hormis l’émotion de la nouveauté et du risque encouru, gardent un souvenir cocasse: les hommes avaient fait la cuisine

Dans un entretien donné à Gauchebdo, l’ancienne ouvrière de l’horlogerie, aujourd’hui secrétaire syndicale, Camille Golay voulait «que le 14 juin débouche sur une amélioration salariale et de meilleurs horaires de travail, la fin du harcèlement ou des pressions sur les ouvrières enceintes». Elle aussi évoque le rôle fondateur de Liliane Valceschini, beaucoup citée dans les médias alémaniques, ce qui prouve que son combat dépassait largement les frontières de sa vallée et de son canton.


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