Ce vendredi 3 février 2017 restera dans la grande histoire de la presse romande comme celui de la parution du dernier Hebdo, tandis qu’affluent les messages de sympathie et d’incompréhension, tandis que s’exprime avec dignité et tristesse une forme de deuil collectif sur la page Facebook et le compte Twitter du magazine, sorti en kiosques ce matin.

Samedi dernier, quelque 500 lecteurs de l’hebdomadaire étaient présents dans la newsroom du pont Bessières. Ils ont été sollicités pour «le choix de la une – la couleur noire et les accroches morbides ont été immédiatement rejetées», écrit le rédacteur en chef, Alain Jeannet, dans son éditorial. Il explique, rationnel mais pas résigné: «Ce magazine disparaît principalement parce que les habitudes de lecture ont changé, comme d’ailleurs les modèles d’affaires explosés par Google et Facebook.»

«L’impossible Kaiseraugst»

Cette ultime livraison a été voulue comme un collector tout sauf larmoyant, qui se feuillette sur 132 pages, dont la dernière reproduit la une du No 1, datée du 11 septembre 1981, sur «L’impossible Kaiseraugst». Un «exercice de rétrospective» qui s’est «déroulé à chaud et dans l’excitation d’un dernier bouclage» – décrit par la Tribune de Genève – dit encore Jeannet. C’était à la veille de la manifestation de soutien qui a eu lieu ce jeudi à Lausanne, suivie par 24 heures, et animée par plusieurs syndicats, que décrit Le Courrier de Genève.

Les lectrices, les lecteurs, c’est avec elles et eux que s’ouvre ce festival certes un peu nostalgique, parfois coupable – «Pourquoi ne l’ai-je pas acheté plus souvent?» Ils expriment leur consternation, leur fâcherie et leur désolation face à «la décision irrévocable». S’y mêlent les dessins de feu Mix & Remix ou les plumes d’Anna Lietti ou Isabelle Falconnier, à qui les éloges sont tressés de page en page. En résumé, tout cela laisse planer une forme de sidération et d’incrédulité.

Sur huit pages, Alain Jeannet, «qui a commencé sa carrière journalistique à L’Hebdo et en sera le dernier rédacteur en chef» revient «sur les grands moments du magazine, sur ce qui l’a animé, sur ceux qui l’ont fait». Ils ont traité des «sujets les plus brûlants comme le blanchiment d’argent sale» ou «les manquements de certains conseillers fédéraux, dénoncés sans complaisance». Sans oublier la tumultueuse relation Suisse-UE.

En 2004, à l’occasion des 25 ans du titre, le journaliste Pierre-André Stauffer, aujourd’hui décédé, s’était déjà «plongé dans les anciennes collections du journal», pour «voir ce que le magazine avait prévu et sur quels sujets il s’était trompé». Son article est aujourd’hui reproduit intégralement, pour répéter que L’Hebdo n’avait «jamais craint de faire dans la corrosion, l’esprit de provocation contre tout ce qui paraît trop bien installé, contre les certitudes acquises, le somnambulisme light des pouvoirs, l’argent, la politique et leurs affidés».

Jacques Pilet, le fondateur historique, renchérit en regardant vers un avenir promis aux combats, qu’on espère flamboyants face à la gangrène du conformisme: «L’heure est venue de la résistance. […] Aux schémas journalistiques ressassés. […] A la douche d’informations cliquetantes et gratuites qui nous inondent sans cesse.» Avant de conclure: «On peut arrêter un magazine. On ne peut pas freiner la créativité des Romands ouverts sur le monde.»

Des pépites historiques

Preuves en sont ces 42 couvertures que reproduit l’édition du jour, «qui ont fait l’opinion depuis 1981», comme «La descente aux enfers d’Elisabeth Kopp» (1988), «Je suis Suisse, mais je me soigne» (1991), «L’arc lémanique plus fort que Zurich» (2008) ou «A qui appartiennent vraiment les rives du Léman?» (2015). Preuves en sont aussi les pépites historiques sélectionnées pour ce numéro, que l’on retrouve en intégralité sur Heb.do/archives, mais impossible de toutes les énumérer ici.

Parmi eux, on retiendra tout particulièrement «La chronique d’un double échec», celui de Christoph Blocher (2007), signée à six mains pour raconter comment «le tribun de l’UDC [ne devint] ni un homme d’Etat ni un bon ministre de la Justice»: «En termes de visions et de réalisations concrètes, son bilan» est jugé comme «affligeant». Largement pas de quoi avoir de l'«empathie». Celle-ci est réservée à «celles et ceux qui font avancer les choses», dit la légende d’une photo de Jean-Claude Péclet. Les apôtres du progrès mis en avant par L’Hebdo dès le moment où il «nous tricotait la layette de l’identité romande», dit très joliment Christine Salvadé, la cheffe de l’Office de la culture du canton du Jura.

Une «écurie de talents»

Mais encore? Ces pages touchantes sur les journalistes «enfants» de L’Hebdo, qui ont ensuite fait carrière ailleurs. Ce qu’Ariane Dayer appelle une «écurie de talents»: «Tous ceux qui ont passé par lui ont compris que le journalisme n’est pas «constatatoire», qu’il est un engagement.» Ne prenons que Serge Enderlin (dit Le Blob): «Je suis arrivé en 1989, trois mois avant la chute du mur de Berlin. Le monde s’ouvrait. Et L’Hebdo meurt au moment où le monde se referme. […] C’était un peu la Rolls de la presse, […] un honneur énorme d’être engagé par Jacques Pilet [dont «Le Temps» brosse le portrait ce vendredi]. J’ai adoré ces années [jusqu’en 1996]. J’ai trouvé des gens formidables. L’Hebdo était l’endroit le plus fun du monde. Nous avions une forme d’arrogance, ce romantisme qui fait partie du quatrième pouvoir.»

Et puis il y a les autres, ceux auxquels on ne pense pas forcément en premier. Les dessinateurs. Les photographes décryptés par Luc Debraine, sur de beaux et grands formats qui exaltent «ce rapport physique au papier qu’offrent les journaux»: «Je pense même être capable de reconnaître certains au toucher», prétend le conseiller fédéral Alain Berset. Qui se souvient du temps précédant la création du magazine, lorsque la Suisse romande n’était «encore qu’un puzzle de cantons». Qui se rappelle aussi qu’il «a surtout fait preuve d’indépendance, et cette indépendance a détonné dans le contexte de la montée d’une droite dure».

Rétif «à tous les conservatismes»

Que d’émotions, dira-t-on, aussi répercutées dans une rubrique société qui a fait l’admiration de tous. Et nous a fait rire, sans tabou, avec quelques belles histoires de Q. Des émotions vécues également au Forum des 100, au visionnaire Whebdo ou au Bondy Blog, par les Livetrotters. Des émotions contenues, lucides dans l’esprit de diverses personnalités qui réagissent à la disparition du magazine, comme le géographe Pierre Dessemontet, pour qui la voix de ce journal «se voulait moderne, […] rétive à tous les conservatismes […] – et Dieu sait si ce pays en est perclus». Jusqu’à Pascal Couchepin qui déplore: «Le départ des centres de décision vers la Suisse alémanique a été une erreur.» Pour lui, il faudrait maintenant «inventer quelque chose de neuf, comme un réseau social organisé et contrôlé. Le niveau du débat sur les réseaux sociaux habituels, où l’on tombe tout de suite dans l’invective et le mépris, est consternant.»

Bernard Crettaz n’est pas en reste, qui dit que «la mort contamine, laisse des traces sur les lieux du crime. Il faudra décontaminer en quelque sorte les lieux, enlever au pont Bessières, lieu déjà chargé s’il en est, l’ombre chargée de la mort de L’Hebdo.» Le sociologue voit ce numéro «comme un témoignage qu’on lit sur le cercueil. Il se fait forcément dans une sorte de précipitation. C’est ensuite seulement que commence le récit de la mort», et tous les lecteurs l’attendent «comme un point final», ce magazine, clin d’œil à la chronique qui refermait chaque numéro. Jusqu’à celui-ci, par un tonitruant «Comme son nom l’indique».

«Est-ce cela, l’indépendance?»

Un dernier chapitre clôt ce numéro pour se demander quel est l’avenir de la presse. La résurrection du Washington Post est un signe encourageant, les tentatives «entre bénévolat et mécénat» le sont moins. Mais Isabelle Falconnier, qui a toujours le dernier mot, écrit qu'«un soutien financier ferait perdre leur indépendance aux médias? Quelle blague! Lorsque les ressources d’un média ne lui permettent plus d’envoyer un seul journaliste maison en reportage ou en enquête, est-ce cela, l’indépendance?»

Elle, dans son «MeaPasCulpa», aurait voulu nous «parler du gros câlin de Mirka à Roger dans les coulisses du stade de Melbourne, […] de la statue que Harry et William vont ériger en souvenir de leur mère Diana Spencer devant leur maison […] – une idée folle, d’enfants inconsolables vingt ans après». Alors, achetez cet ultime Hebdo. Lisez-le. Parlez-en autour de vous. C’est le meilleur moyen de ne pas être encore inconsolables dans vingt ans. Cela raconte une génération, qu’Isabelle aurait encore voulu évoquer en long et en large, pour «vous plaire, vous agacer, vous provoquer [comme l’humoriste Thomas Wiesel], vous faire gamberger, vous convaincre».

RIP.

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