«Ici la peinture noire s’efface». C’est L’Humanité qui parle. «Ici», c’est un quai de Seine, à Paris, où, le 17 octobre 1961, les forces de police jettent à la Seine de nombreux corps d’Algériens tués lors d’une manifestation pacifique organisée par le Front de libération nationale (FNL).

Le Monde constate aujourd’hui: «A cinq mois de la fin de la guerre d’Algérie, le 17 octobre 1961, Paris a été le lieu d’un des plus grands massacres de gens du peuple de l’histoire contemporaine de l’Europe occidentale. Ce jour-là, des dizaines de milliers d’Algériens manifestent pacifiquement contre le couvre-feu qui les vise depuis le 5 octobre et la répression organisée par le préfet de police de la Seine, Maurice Papon. La réponse policière sera terrible. Des dizaines d’Algériens, peut-être entre 150 et 200, sont exécutés. Certains corps sont retrouvés dans la Seine. Pendant plusieurs décennies, la mémoire de cet épisode majeur de la guerre d’Algérie sera occultée.»

Occulté, c’est le terme et aujourd’hui, pire encore, sur le point d’être oublié, comme le constate non sans émotion Aurélien Souchayre, le journaliste de L’Humanité, parti interroger les badauds de ces quais de Seine: «La plupart des personnes croisées hier méconnaissaient largement ce que les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster ont qualifié de plus violente répression d’Etat contemporaine jamais appliquée à une manifestation de rue en Europe occidentale.» Le journaliste poursuit: «D’un historien à l’autre, entre 30 et 250 d’entre eux seront exécutés par la police. Certains finiront jetés dans la Seine. L’épisode sera très rapidement étouffé, occulté. Par bien des aspects, il n’a toujours pas pleinement repris sa place dans l’histoire de la guerre d’Algérie. Pourtant, en 2001, le maire de Paris appose cette plaque, au pont Saint-Michel: «A la mémoire des nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961.» Et en 2012, le président de la République, François Hollande, déclarait que «la République reconnaît avec lucidité ces faits».

Pourquoi une telle occultation?

«Pourquoi la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 a-t-elle été occultée pendant si longtemps?», demande pour sa part Soren Seelow, du Monde, à un historien spécialiste de l’événement historique.

Réponse de Gilles Manceron, auteur de «La Triple Occultation d’un massacre» (publié avec «Le 17 octobre des Algériens», de Maurice et Paulette Péju, Ed. La Découverte): «Je me suis interrogé sur les facteurs qui permettent d’expliquer comment ce massacre a été occulté de la mémoire collective. Il me semble tout d’abord qu’il y a une volonté de faire le silence de la part des autorités françaises. En premier lieu, bien sûr, les autorités impliquées dans l’organisation de cette répression: le préfet de police de la Seine, Maurice Papon, le premier ministre, Michel Debré, ainsi que Roger Frey, ministre de l’intérieur. Mais également le général de Gaulle, qui de toute évidence a pourtant été très irrité par cet épisode. Il a néanmoins voulu tirer le rideau sur cette affaire et fait en sorte que les Français passent à autre chose.»

Et puis, poursuit l’historien, il y a eu la censure de la presse, les instructions judiciaires closes sans aboutir, une «volonté d’oubli judiciaire qui s’est combinée aux décrets d’amnistie, qui couvraient les faits de maintien de l’ordre en France, une difficulté à accéder aux archives, l’épuration d’un certain nombre de fonds».

Bref, tout cela a «contribué à ce phénomène d’occultation jusqu’à la fin des années 1970.» Et au-delà, puisque Gaston Deferre, qui s’éleva en 1961 contre les violences policières, une fois devenu ministre de l’Intérieur au début des années 1980 «fait le choix de ne pas ouvrir ce dossier.»

L’Algérie indépendantiste occulte elle aussi

Ce que Gilles Manceron souligne cependant de très intéressant, c’est la position de l’Algérie devenue indépendante, qui, elle aussi, a contribué à l’occultation du massacre: «C’est ici qu’un troisième facteur d’occultation a joué: la volonté du pouvoir algérien de ne pas mettre en valeur une initiative prise par la Fédération de France du FLN, qui avait organisé la manifestation du 17 octobre. La Fédération de France était en effet devenue un fief d’opposition au nouveau pouvoir en raison de son ouverture aux idéaux et aux valeurs de la gauche européenne, syndicale et politique. Lors de la crise de l’été 1962 qui vit s’affronter, au sein du FLN, les prétendants au pouvoir, elle avait misé sur les civils du GPRA [le gouvernement du FLN en exil] contre les militaires de l’armée des frontières du colonel Boumediene. Elle se retrouva ainsi dans le camp des vaincus et les autorités de la nouvelle République algérienne évitèrent de lui faire de la publicité, en passant plus ou moins sous silence la répression du 17 octobre…»

On comprend, dans ces conditions (et on vous épargne ici les polémiques entre historiens pour avoir une idée exacte du nombre de morts que la répression policière causa) que le 17 octobre 1961 reste encore aujourd’hui une date particulière de l’histoire de France et de celle de l’Algérie.

Et en Algérie, et en Afrique?

Aujourd’hui, donc. BBC Afrique rapporte sous la plume de Nadir Djennad: «Ce lundi 17 octobre marque l’anniversaire de la répression par la police française d’une manifestation des indépendantistes algériens. La manifestation qui avait rassemblé près de 30 000 personnes avait été violemment dispersée. Le bilan officiel était de deux morts, selon la police française, mais des historiens parlent d’au moins une centaine de victimes.» Puis, le journaliste tend le micro à des témoins algériens qui évoquent l’atmosphère de répression aveugle qui les a frappés. Et conclut: «Concernant le processus de reconnaissance officielle de ce drame, le 17 octobre 2001, le maire de Paris, le socialiste Bertrand Delanoë a inauguré sur le pont Saint-Michel une plaque commémorative dédiée à la mémoire des victimes. Mais ce n’est pas assez pour les associations de défense des droits de l’homme et les familles de victimes. Henri Pouillot, responsable du MRAP, le Mouvement pour l’amitié entre les peuples estime qu’il y a «eu le pas important avec cette plaque qui a été posée même s’il n’y a pas le mot crime. On ne demande pas des excuses dit-il, on demande que l’Etat français reconnaisse et condamne ce crime d’Etat qui a été commis en son nom.»

Le site de France3 a listé, quant à lui, toutes les villes franciliennes qui, en ce 17 octobre 2016, 55 ans après les faits, ont décidé de commémorer l’événement: de Nanterre à Bagnolet, en passant par Vitry, Clichy-sous-Bois et Saint-Denis, sans oublier Paris, bien sûr, ce sont associations, ambassadeurs, maires, expositions, gerbes de fleurs et discours qui se sont succédé…

En en Algérie? El Moudjahid titre: «55e anniversaire des massacres du 17 octobre 1961: l’apport «incontestable» de l’émigration algérienne à la Révolution». Puis il poursuit en citant les propos du directeur du musée national du Moudjahid, qui s’exprimait, lors d’une conférence historique, à l’occasion de la commémoration du 55e anniversaire des massacres du 17 octobre 1961»: «Une violente répression menée par l’administration coloniale dans un lieu symbolique comme Paris, capitale des droits de l’homme, contre une population émigrée totalement pacifique et vulnérable, est mieux rentable au plan politique qu’une opération militaire bien réussie dans les djebels de l’Algérie martyrisée.»

El Moudjahid cite encore un autre historien, Amar Rkhila, pour qui «cette date est une halte nécessaire pour les Algériens, pour dire aux jeunes que l’indépendance de l’Algérie a été chèrement payée par les patriotes». Où l’on voit que l’Algérie, aujourd’hui, contrairement à celle des premières années de l’indépendance, se réapproprie massivement l’événement.

A Slate Afrique, on remarque opportunément que «cinquante-cinq ans après les faits, la mémoire de cette journée tragique est portée par les médias, les associations, mais aussi la jeune génération algérienne qui se souvient avec force de l’événement. Sur les réseaux sociaux, les messages se sont multipliés et le hashtag #17octobre1961 s’est retrouvé parmi les trending topics de Twitter – les thèmes les plus discutés de la journée.»

L’Arabie saoudite et la Palestine se solidarisent

Quant à Algérie Presse Service, il insiste, lui, sur le malaise que cet événement continue de provoquer en France: «17 octobre 1961: la mémoire collective française «a commis un déni» de ce massacre». Citant pour le coup le représentant de la mairie de Paris, Bruno Julliard. Mais aussi les interventions de quelques ambassadeurs du Proche-Orient, venu pour l’occasion témoigner leur solidarité: «Pour sa part, l’ambassadeur d’Arabie Saoudite à Paris, Khalid Bin Mohammad Al Ankary, s’est dit honoré de participer à ce recueillement à la mémoire des victimes du 17 octobre 1961, souhaitant à l’Algérie un développement et une sécurité durables, alors que, de son côté, l’ambassadeur de l’Etat de Palestine, Salman al-Herfi, a estimé que cette journée «douloureuse» donne «une leçon sur le combat du peuple algérien qui reste un exemple pour le peuple palestinien et un modèle pour lui dans sa lutte pour l’indépendance».

La France doit reconnaître ce crime d’Etat

Enfin, Algérie Presse Service rappelle ceci: «Les membres du mouvement associatif présents à cette commémoration ont été pratiquement unanimes à demander la reconnaissance par l’Etat français de ces crimes et l’ouverture des archives de la brigade fluviale.»

Gageons que cette revendication prendra encore quelques années.

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