De Mururoa à Fukushima, la terreur des radiations nucléaires
Revue de presse
AbonnéAlors qu’on «fête» les dix ans du tsunami au Japon, une enquête vient révéler que l’impact sanitaire des essais atomiques de l’armée française de 1966 à 1996 sur les Polynésiens a été largement sous-estimé

Il est 14h46 au Japon en ce froid vendredi du 11 mars 2011, il y a donc dix ans jour pour jour, quand les bâtiments commencent à trembler violemment dans le nord-est du pays, se souvient aujourd’hui l’Agence France-Presse (AFP). C’est le théâtre d’un des plus puissants séismes jamais enregistrés sur la planète. La secousse de magnitude 9 déclenche alors un tsunami dévastateur, qui a provoqué la pire catastrophe nucléaire depuis Tchernobyl. Même si comparaison n’est pas tout à fait raison, comme l’écrivait Le Monde un mois après.
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Ressenti jusqu’à Pékin, le séisme ébranle aussi fortement Tokyo, où des gratte-ciel oscillent, des incendies éclatent et les transports publics sont paralysés. Les horreurs de la journée ne font cependant que commencer. A des kilomètres au large des côtes nord-est du Japon, un pan de la croûte terrestre s’est enfoncé sous un autre, soulevant une partie du fond marin et libérant une formidable énergie en direction de la surface. Cette brèche provoque une série de vagues gigantesques déferlant vers le Japon, laissant au maximum 45 minutes aux habitants pour se mettre à l’abri, alors que le pays lance son alerte tsunami maximale.
«Je pensais que ma vie était finie», a confié plus tard Kaori Ohashi, qui avait passé deux nuits piégée dans une maison de retraite où elle s’occupait de 200 résidents âgés avec d’autres membres du personnel. Elle vu des voitures et leurs conducteurs éjectés hors des routes par l’eau déchaînée et des personnes s’accrocher désespérément aux arbres, avant d’être entraînées par une marée sombre. Mais surtout, l’inquiétude monte rapidement au sujet des centrales nucléaires de la région. Les autorités affirment qu’aucune fuite radioactive n’est détectée, mais les médias (et Chappatte aussi, après) font état d’une défaillance des systèmes de refroidissement à la centrale de Fukushima Daiichi. On connaît la suite…
Une décennie plus tard, quoi? Des «reconstructions partielles», des «retours au travail limités», des «risques de radiation»: «La population de la région du Tohoku peine à envisager l’avenir dix ans après la catastrophe à la centrale qui avait déplacé près de 160 000 personnes», résume Libération. Et la majorité des réacteurs nucléaires japonais «est toujours à l’arrêt, aucune construction n’est prévue, et des projets à l’étranger ont été abandonnés faute de rentabilité», y compris en Suisse. C’est ce qu’explique, dans le Nikkei Sangyo Shimbun, Takayuki Yao et Azusa Kawakami, traduits par Courrier international.
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Des risques de radiation, donc, et c’est précisément le moment où l’on apprend que «le niveau réel de la radioactivité à laquelle la population de Polynésie française a été exposée lors des essais nucléaires français dans le Pacifique, entre 1966 et 1996, a été sous-évalué, selon une enquête du média d’investigation en ligne Disclose.ngo, publiée ce mardi et reprise par l’AFP. «Il est des mensonges qui, comme le césium ou le plutonium, ont des durées de vie très longues», commente à ce propos Le Monde. Pendant deux ans, Disclose a analysé 2000 pages de documents militaires déclassifiés en 2013 par le Ministère français de la défense en partenariat avec le collectif anglais de modélisation 3D Interprt.org et le programme de recherche Science & Global Security de l’Université de Princeton aux Etats-Unis, explique-t-il.
@Disclose_ngo et @interprt, avec l’université de Princeton, ont enquêté pendant deux ans sur les essais nucléaires français dans le Pacifique. Notre enquête dévoile les mensonges et dissimulations de l'Etat sur la contamination de la Polynésie française. https://t.co/CzD94lOl7P
— Disclose (@Disclose_ngo) March 9, 2021
L’enquête, devenue un livre, Toxique, de Sébastien Philippe et Tomas Statius, sorti ce mercredi aux Presses universitaires de France, «a pu réévaluer la dose reçue à la thyroïde par les habitants des [îles] Gambier, de Tureia et de Tahiti au cours des six essais nucléaires considérés comme les plus contaminants de l’histoire du Centre d’expérimentation du Pacifique. Résultat: nos estimations sont entre 2 et 10 fois supérieures à celles réalisées par le Commissariat (français) à l’énergie atomique» (CEA) en 2006, selon Disclose. Pour expliquer la différence entre ses calculs et ceux du CEA, ce dernier met en avant des interprétations différentes des données.
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Par exemple, pour l’essai nucléaire aérien effectué en 1966 à Mururoa, baptisé Aldébaran, les scientifiques du CEA «considèrent que la population locale ne buvait que de l’eau de rivière mais pas d’eau de pluie». Or, de nombreux habitants de cet archipel buvaient de l’eau de pluie, selon l’enquête.
Et pour le seul essai Centaure, en juillet 1974, «d’après nos calculs, fondés sur une réévaluation scientifique de la contamination en Polynésie française, environ 110 000 personnes ont été exposées à la radioactivité, soit la quasi-totalité de la population des archipels à l’époque», souligne-t-elle, comme l’a également expliqué un des auteurs de ces Mururoa Files au Forum radiophonique de la RTS:
Concernant le Centaure, cela revient à dire, comme le fait le Guardian, cité par Courrier international: «Les informations météorologiques, les archives militaires et les données scientifiques sur la taille du champignon atomique radioactif […] ont permis aux enquêteurs de retracer le passage des retombées au-dessus de Papeete, la capitale de la Polynésie française peuplée à l’époque de 80 000 habitants. Le nuage, qui devait se diriger vers le nord, n’a jamais atteint l’altitude prévue de 9000 m. Il est resté à environ 5200 m d’altitude et s’est déplacé inexorablement vers l’ouest, en direction de Tahiti, où aucune précaution n’avait été prise pour protéger la population.»
Les Mururoa Files révèlent également que «Paris a envoyé un rapport confidentiel au gouvernement polynésien en février 2020 faisant état d’un groupe de cancers de la thyroïde dans les îles Gambier, qui ont été directement touchées par les retombées […] d’Aldébaran […]. Ce rapport, non publié, constitue la première reconnaissance officielle par la France de l’impact sanitaire des essais.» Et le quotidien britannique de montrer que «les cancers de la thyroïde, de la gorge et des poumons, ainsi que les cas de leucémie, de lymphome et les affections osseuses et musculaires sont répandus sur l’ensemble des îles. L’enquête pourrait inciter plus de 100 000 personnes à demander à être indemnisées.»
Sur 10 000 kilomètres…
Aujourd’hui, selon Tahiti Nui TV, les nouvelles sont plutôt bonnes sur le front des radiations. «Après une diminution régulière des niveaux de radioactivité depuis l’arrêt, en 1974, des essais atmosphériques français d’armes nucléaires, l’état radiologique constaté en 2013 en Polynésie française est stable, dans la continuité des années antérieures récentes, et se situe à un très bas niveau. Des mesures de la radioactivité ambiante ont été réalisées sur les îles de plusieurs archipels afin d’établir un niveau de référence.»
Par ailleurs, «la surveillance radiologique renforcée de l’environnement mise en place à la suite de la catastrophe de Fukushima», tout de même à près de 10 000 km de là, «s’est poursuivie en 2013 dans le domaine marin pour être en mesure d’observer un éventuel impact lié aux rejets radioactifs importants en mer depuis l’accident de mars 2011. Les mesures réalisées tout au long de l’année aussi bien dans l’eau de mer que dans les poissons confirment l’absence d’impact de la contamination du domaine marin japonais dans les eaux polynésiennes.»
Solidarité avec les victimes de la radioactivité Nucléaire 🤝🌍☢️💀 #êtreterriens🌿 hier: #Hiroshima...#Nagasaki.... #Tchernobyl... #Fukushima... #Mururoa.... #Reggane... La France bombe à retardement radioactive & Les vents, les courants océaniens, les sols 🌍 #stopnucleaire
— Sophie procureure amish🥵🌼🌳🌍🦋🦉☯️🇨🇵🇪🇺 (@so4h2_soded) March 11, 2021
Au final, il faut sans doute rappeler avec le média en ligne TheConversation.com que le 8 août 1945, soit deux jours après qu’un avion B-29 américain eut largué la première bombe atomique sur Hiroshima, Albert Camus écrivait dans l’éditorial du journal Combat:
La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques
«Et pourtant, le nucléaire militaire et civil s’est installé durablement dans nos sociétés. […] La banalisation du nucléaire repose […] sur des stratégies de démarcation faisant le partage entre bons et méchants, instaurant des seuils de dangerosité et des limites entre zones de sécurité et d’exclusion. […] Ce «pacte faustien» avec l’atome a un coût social: accepter de vivre sous la tutelle du «clergé militaire» mis en place pour le contrôle des armes nucléaires et dont dépend notre survie. […] Mais le nucléaire est si bien implanté dans le décor qu’on oublie sa présence, même si elle retient pour un temps l’attention des médias.»
Par exemple lorsque survient un accident, une catastrophe, un rapport tardif, un anniversaire…
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