Revue de presse
«Lady N» s’est envolée. Elle laisse derrière elle une œuvre cinématographique de révoltée et un beau scandale, sa mythique «Fiancée du pirate» (1969). Une sorcière moderne, pour les médias

«Un règlement de comptes avec les institutions. L’ordre établi pris à son propre piège. Une bouffée d’oxygène contestataire dans notre atmosphère sociale polluée.» A cette époque, l’année 1968 était encore dans tous les souvenirs. Nelly Kaplan, dont Laurent Bonnard évoquait dans la Gazette de Lausanne du 25 avril 1970 la sortie de son premier film de fiction, le mythique La Fiancée du pirate, est décédée du Covid-19 ce jeudi dans une maison de repos à Genève. «Emportée par la vague», dit le beau titre de La Libre Belgique.
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Buenos Aires, 1940, raconte Télérama. «Quand je serai grande, je ferai du cinéma, déclare la jeune Nelly Kaplan, 9 ans, au petit-déjeuner, après avoir été éblouie par le J’accuse d’Abel Gance (1919). «On ne parle pas la bouche pleine», lui rétorque son père, bourgeois argentin, habitué aux frasques de son impétueuse fille. Scène de la vie familiale ordinaire chez les Kaplan où la cadette, «née rebelle comme d’autres naissent coiffées», a toujours entendu sa mère dire que le jour où elle a été conçue les diables avaient pris la place de son père! «Ça m’a beaucoup plu, racontait-elle. Belzébuth comme père, pourquoi pas?»
Souvenez-vous. En porte-flambeau du féminisme, l’«insolente et sensuelle» Bernadette Lafont paradant en «fiancée» dans une danse avec les bourgeois, en un «éclat» composé «sur le mode surréaliste». Marie transitant du rôle de «victime misérable» à celui de «bourreau impitoyable» dans une «fable corrosive sur une société en voie de décomposition»… «Séduisant tous les notables du petit village de campagne où elle a trouvé refuge» après la mort de sa mère.
Avec, là-dessus, pour accompagner le film, la chanson interprétée par Barbara: «Moi, je m’balance / Au soleil de minuit / De mes nuits blanches / Moi, je m’balance / Chacun sera servi / Mais c’est moi qui choisis…» Oui, «une sorcière qui brûle les autres au lieu d’être brûlée», dira Le Monde, une sorcière des temps modernes qui brûle les inquisiteurs. L’ordre y «est représenté par le garde-champêtre, la religion par le prêtre, le pouvoir par le riche fermier, la petite bourgeoisie corrompue par l’herboriste, le lumpenprolétariat par le valet de ferme, la médisance par les épouses fées du foyer»…
«Jugée subversive et sulfureuse», cette comédie dramatique «fit scandale à sa sortie en 1969». «Une certaine France est choquée, les féministes aussi, ne pouvant supporter la liberté de cette «sorcière» moderne, assumant son goût pour le plaisir, l’argent et la provocation, dit l’AFP. Le film interdit aux moins de 18 ans, féministe et libertaire, a été diffusé dans le monde entier.»
C’est surtout pour ce bijou serti au cœur de la Nouvelle Vague qu’on a aimé Nelly Kaplan. «Un film culte», confirme la Tribune de Genève. «Mais Nelly Kaplan était plus que ça. Icône […], chevalier de la Légion d’honneur pour l’ensemble de son œuvre littéraire et cinématographique, l’écrivaine anarcho-féministe a signé plusieurs romans et différents essais sur le cinéma, en plus de ses films et d’une brassée de scénarios pour la télévision.
Pour Le Figaro, elle était «la flibustière du cinéma français». «Un biopic sur Nelly Kaplan […] commencerait par le plan d’un paquebot en pleine mer, quelque part entre l’Argentine et la France. Décembre 1952, Nelly a atteint l’âge de la majorité. Elle a embarqué à bord du Claude-Bernard, direction l’Europe. Elle part, avec cette phrase de Mallarmé en tête: «Fuir, là-bas, fuir / Je sens que les oiseaux sont ivres!» L’oiseau migrateur a dit non à sa famille, à son pays natal, au statut de la femme à Buenos Aires dans les années 1950. Elle est née révoltée. Elle a un sens aigu de l’injustice.»
Celle qui deviendra plus tard l’assistante d’Abel Gance, «surnommée Lady N par André Pieyre de Mandiargues, Nelly Kaplan a fait couler beaucoup d’encre. Elle aime la poésie, les poètes le lui rendent bien. Elle croit au hasard, il fera bien les choses. En juin 1954, elle assiste à un vernissage de Chagall à la galerie Maeght. «Qui êtes-vous, fleur exorbitante au milieu de tous ces crétins? – Et vous, qui êtes-vous? – Je m’appelle Philippe Soupault. – Philippe Soupault… Celui des Champs magnétiques.» Là, elle marque des points.»
Le même journal l’avait aussi interviewée à l’occasion de la sortie en 2016 de son livre de souvenirs, Entrez, c’est ouvert! (à L’Age d’Homme), autobiographie libre et libertaire. «Il y a dans le cosmos des forces que nous ignorons et qui nous guident, disait-elle alors. Il faut y être attentif. […] Je crois à ces forces qui me dépassent, à ces attractions secrètes qui m’ont fait aller certains jours, à certaines heures, à des endroits où rien ne m’obligeait à me trouver et où j’ai rencontré les êtres qui ont le plus compté dans ma vie. […] Il nous manque trop souvent cette partie étoilée de nous-mêmes qu’il ne faudrait jamais lâcher. Je pense qu’internet a coupé les relations sensibles entre les gens. C’est plus impersonnel, donc moins confiant. Et ça ne laisse pas passer l’intuition des êtres»…
… Alors que je crois qu’il faut obéir à cette intuition profonde. Sinon, ce n’est pas la vie, en tout cas pas ta vie
«Cinéaste à l’abordage», dit enfin TV5 Monde. Avec Marie, la «fiancée», le féminisme de Nelly Kaplan affleure: «Elle est celle qui ose être différente et dont le comportement ne résulte pas d’un choix mais exprime sa propre nature. Elle est de ceux qui sont poussés par une force très mystérieuse les empêchant de reculer. Pour survivre, Marie doit lutter, et les philtres magiques sont à notre époque inopérants. Elle n’a que deux armes: son intelligence et sa beauté. Elle les emploie. […] Comme tous les indomptés, elle ne peut se marier qu’avec la solitude.»
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