Définition du Petit Robert: «salir énormément». C'était évidemment trop long pour 20 Minutes, qui a préféré un verbe qu'on ne voit pas tous les jours à la une des journaux, fussent-ils gratuits: «Des casseurs salopent tout sur leur passage.» Ce, pour décrire la manifestation non autorisée – de «salopards», donc – qui s'est déroulée samedi soir dans le centre de Genève. Où «quelque 500 individus, partis du parc des Cropettes derrière la gare, ont sillonné la ville spray en mains, maculant les façades de slogans anarchistes et anticapitalistes». 

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On le sait: le «happening» était annoncé sur le site renverse.ch, sous le titre «Fête sauvage», les organisateurs y écrivant leur volonté de «prendre la rue». On y lit encore ce lundi matin une «analyse» qui débute par les mots «honte», «saccage» et «casseurs professionnels», attribués au «spectacle médiatique» qui «tente une fois encore de coller ses mots sur la manifestation».

Comme si le «spectacle» n'avait pas d'abord été donné par ces «anars» qui «défigurent la ville» et pointent ensuite du doigt «certains commentateurs»! Ceux, sans doute, qui ont le culot de douter encore de l'existence d'une «guerre sociale menée par «nos» élites contre les précaires, migrants ou simples citoyens» et qui «sera toujours plus acceptable qu’une série de vitrines brisées». Déduction rapide: «La gravité du ton de leurs discours est à la hauteur de l’hypocrisie en vigueur dans ce pays.»

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Ce discours suranné, la Tribune de Genève, dans son éditorial, le qualifie de «slogans boutefeux d’une pauvreté alarmante»: «Il s’agissait, semble-t-il, de soutenir la culture alternative face aux pourris de riches. Alors on passe et on casse joyeusement pour la bonne cause.» Le journal est consterné, qui a aussi fait «un détour par les commentaires déposés sur le Web». Il l'a laissé «pantois»: «On y flingue sans aucun discernement les artistes, les autorités, les politiques de tous bords, la police (pour son laxisme coupable) et la presse bien sûr. Absurde escalade. Donc, on se calme, de toute urgence!»

On se calme, oui, mais à court terme, que faire? «Assainir les bases «du dialogue entre milieux de la culture alternative et autorités», propose la Julie: «Oukases légalistes d’un côté, rébellion de l’autre, le tout sur fond de bataille politico-politicienne impliquant Ville et Canton: la formule actuelle est calamiteuse. (...) Signaux et gestes ne suffisent plus. La scène sent le faisandé. Il est impératif de pacifier le débat, avec des médiateurs externes s’il le faut.» Mais d'abord, il faut réparer, et nettoyer:

Un ton modéré qu'on ne retrouve guère dans les quelque 100 commentaires des internautes du Matin, dont celui-ci, alarmiste et accusateur: «Cette civilisation touche à sa fin. Lorsque la jeunesse ne va plus, c'est que l'éducation ne va plus, les parents donc non plus. Bref, c'est la décadence. Si même la Suisse «tombe en décadence», c'est que l'apport des étrangers n'a pas été positif du tout. A Genève 80% environ des gens que l'on croise sont des étrangers qui ont une tout autre manière de vivre et de réclamer que nos jeunes avaient.»

La faute aux étrangers, donc, sur le ton du «on préférait Mai 68»? Le choc est si grand que l'on nous révèle là encore, outré, «le véritable visage du fascisme». On a bien lu: du fascisme. «Violence, haine, destruction, basé sur la peur et armé comme le sont ces anarchistes. Il a toujours été de gauche, enfant de Mussolini qui était un militant socialiste. Mais bien évidemment, il serait regrettable pour la gauche de le rappeler», écrit un deuxième correspondant du quotidien orange.

«Vieux logiciels usés»

Ce à quoi un autre répond: «Mais oui, bien sûr le fascisme était de gauche... un laïus standard chez les extrémistes. Pour rappel, les nazis déportaient les communistes et mêmes les opposants socialistes. De plus, les résistants français étaient souvent des communistes. Quant à la milice et aux vichystes, faut-il rappeler que certains membres issus de ce courant fondèrent par la suite le FN?» Et faut-il rappeler que «les leçons de morale» de la gauche, écrivait encore récemment Pascal Décaillet dans GHI, «plus grand-monde aujourd’hui ne veut les entendre, mais celle-ci «se cramponne à ses vieux logiciels usés».

Le combat entre les deux parties semblait si éculé! Et pourtant, il n'a fallu que ce festival de graffiti sauvages et de vitrines brisées pour le raviver. Ce n'est pas Le Courrier qui dira le contraire, pour lequel il apparaît aussi que «ce genre de méthodes est antidémocratique et dangereux. Il discrédite notamment des forces politiques et associatives qui tentent de mettre un frein à la dérive néolibérale consistant à attaquer la culture alternative, le social et les prestations de l'Etat.»

«Mussoliniens» et «matamore»

Mais ce chaos n'étonne pas non plus le quotidien de gauche, qui relativise les choses tout en décrivant une situation ubuesque: «Cela ne doit pas empêcher de réfléchir et de dépasser le slogan rageur balancé sur les réseaux sociaux, qui semble tenir actuellement de lieu de pensée politique. On assiste surtout à des mouvements de menton mussoliniens, aux sorties de matamore du magistrat Pierre Maudet chargé de la police, voire aux appels à des milices d'autodéfense après ces événements qui «ne tombent pas du ciel».

Les raisons de cet immense malaise? «Le fameux consensus helvétique» aurait «du plomb dans l'aile, les milieux économiques et leurs relais bourgeois au parlement fédéral ne sont plus prêts à partager les fruits d'une croissance de toute façon anémique. Lorsqu'on passe par pertes et profits des pans entiers de la population, que l'on traite par le mépris sa fonction publique et le rôle social de l'Etat, que l'on met en place la bouche en cœur une politique taillée sur mesure pour les plus nantis, ne nous étonnons pas ensuite que cela débouche sur des mouvements dont on n'a pas l'habitude en Suisse.»

Parmi les graffitis, relève l'Agence France-Presse (AFP) relayée par Le Figaro, on pouvait lire: «Les riches sont moches», «Bouffons les riches» et «Bute ce flic dans ta tête»... Avec ces points de suspension qui indiquent que l'on n'en pense pas moins et qu'il y avait sans doute encore pire, comme slogans. Quant à La Dernière Heure belge, elle précise aussi avec l'AFP que «cette manifestation sauvage avait été convoquée sur les réseaux sociaux pour protester contre des réductions de budget visant les sites de culture alternative alors que les grands organismes restent subventionnés». Et elle publie ce tweet du président de l'UDC Sarine:

Enfin, la cheffe de la police, Monica Bonfanti, apparaît elle aussi sur les dents. Elle «balaie les critiques», selon RTS Info. «La police a choisi de ne pas intervenir», assure-t-elle, pour répondre aux mises en accusation des forces de l'ordre. Inquiétant, «alors que Genève est en état d'alerte?» Réponse cinglante de la Tessinoise: «Le degré d'alerte concerne la menace terroriste, cela n'a rien à voir avec la manifestation. (...) Nous n'avons absolument pas été débordés, je vous interdis de le dire.»

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