Plus d’une centaine de ministres de l’Environnement ont entamé jeudi leurs discussions à Montréal avec la lourde tâche de sortir de l’impasse les négociations de la COP15 sur la biodiversité, résume l’Agence télégraphique suisse. Ils ont jusqu’à ce lundi 19 décembre pour conclure le «cadre mondial pour la biodiversité» de la prochaine décennie. L’annonce, par une poignée de pays riches d’un rehaussement de leurs soutiens financiers dans les pays en développement pourrait détendre l’atmosphère, après des tensions, mercredi, sur ce point névralgique.

Ce cadre contient plus d’une vingtaine d’objectifs à remplir d’ici à 2030, dont la protection de 30% des terres et des mers, la réduction de moitié des pesticides et la restauration des millions d’hectares de sols dégradés. Un mécanisme de suivi et d’indicateurs précis est aussi très attendu pour ne pas répéter l’échec de l’accord précédent, soit 20 points adoptés à Aichi au Japon en 2010 et dont quasiment aucun objectif n’a été atteint.

Logique, donc, dans ces conditions, que «la responsable de la biodiversité des Nations unies estime que les négociations mondiales en cours à Montréal constituent la «dernière chance» d’inverser la tendance à la destruction du monde naturel. «La biodiversité est vitale. Sans elle, il n’y a pas de vie», a déclaré Elizabeth Maruma Mrema dans l’émission Inside Science de BBC Radio 4.

«Elle s’inquiète de l’avancée des négociations pour que les 196 pays membres de l’ONU parviennent à un accord. La charte mondiale sur la biodiversité, si elle est ratifiée, va constituer un changement fondamental.» Il s’agirait «de l’équivalent pour la nature de l’accord de Paris, [le] traité international visant à limiter la hausse de la température mondiale et à mettre fin à la crise climatique. Les objectifs de cette charte sont une feuille de route qui ambitionne, d’ici 2030, de stopper la perte de biodiversité, qui a atteint des proportions inquiétantes sans précédent dans l’histoire de l’humanité», dit-elle. A ce propos, Le Journal de Montréal a mis en ligne cette infographie très éclairante:

Dans L’Agefi, René Longet, le célèbre député du canton de Genève au Conseil national de septembre 1982 à novembre 1991, pionnier des combats écologiques dès les années 1970, explique que «comme la politique climatique, la politique de la biodiversité repose essentiellement sur des changements de pratiques dans d’autres secteurs»…

… En l’occurrence, c’est l’usage du sol qui doit changer, au niveau des méthodes agricoles et sylvicoles et de son utilisation pour des bâtiments et des infrastructures

Mais encore? «Il s’agit aussi de réduire la pollution de l’environnement par les substances de synthèse (molécules écotoxiques, matières plastiques) et la destruction des effectifs des espèces terrestres et marines (en empêchant la surpêche). En parallèle il convient de maintenir suffisamment d’espaces à l’état naturel pour servir de refuge aux espèces et leur permettre de rester en connexion (infrastructure écologique).»

Voilà. Mais il y a autre chose, on le devine bien, c’est cette fichue question financière, comme lors de la récente COP27 sur le climat en Egypte. Elle crispe déjà les discussions, mais on dira prudemment qu’elle a connu une avancée jeudi après que l’Australie, le Japon, les Pays-Bas, la Norvège, l’Espagne et les Etats-Unis ont donc annoncé une augmentation de leurs engagements. «Ce pas en avant est extrêmement important», a déclaré le commissaire européen chargé de l’Environnement, le Lituanien Virginijus Sinkevicius. Ces six pays ont rejoint les efforts déjà annoncés de l’Allemagne, de la France, de l’Union européenne, du Royaume-Uni et du Canada.

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«Ces nouvelles annonces et le rappel des engagements existants sont un bon signal de la volonté politique dont Montréal a tant besoin», s’est aussi félicité Claire Blanchard de l’ONG WWF International. Mais il n’est toutefois pas certain qu’elles suffiront à satisfaire les pays du sud, qui abritent la majeure partie de la biodiversité restante de la planète. Et pendant ce temps-là, dans une lettre aux négociateurs, les équipes de Luiz Inacio Lula da Silva, le futur président du Brésil, se sont inquiétées de «l’impasse actuelle des négociations».

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Poids lourd du sommet, le Brésil réclame, avec l’Inde, l’Indonésie et des pays d’Afrique, entre autres, «au moins 100 milliards de dollars par an» de subventions de la part des pays riches pour financer les objectifs ambitieux de l’accord en jeu. Cette somme correspond à environ dix fois les transferts du nord vers le sud et autant que celle promise pour la lutte contre le réchauffement climatique.

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Et sur nos terres? Longet poursuit avec ce constat sur la politique agricole: «Plus de 3 milliards de subventions en Suisse et un bon tiers du budget de l’UE. Sans gêne aucune, le lobby agricole est vent debout contre toute conditionnalité mise à ces subventions massives sans lesquelles la plupart des exploitations ne tourneraient pas. Et on entend des acteurs qui ne se sont jamais inquiétés de la faim dans le monde instrumentaliser ce drame pour plaider pour une agriculture destructrice de la fertilité naturelle des sols, niveleuse des sortes et des territoires, polluante à souhait.»

Mais ce n’est pas tout, déplore-t-il. «Alors que les méthodes agroécologiques valorisant les insectes pollinisateurs, les micro-organismes du sol et les ennemis naturels des prédateurs des cultures – et protègent leurs biotopes – sont les seules capables de nourrir l’humanité en nombre croissant sans détruire les sols ni la condition paysanne… Tout récemment encore le Conseil des Etats révisait à la baisse les engagements de l’agriculture pour la biodiversité.»

Simultanément, outre-Atlantique surtout, ressurgit cette vieille idée, toujours valable, que «le meilleur moyen de conserver les écosystèmes est de protéger les droits des peuples autochtones», relate Libération. Car ces derniers «sont les meilleurs gardiens de la nature», et un accord pour protéger la biodiversité ne saurait s’avérer efficace sans eux, estime Fiore Longo, responsable de recherche et de plaidoyer au sein de l’ONG Survival International.

Et puis, il y a cette future guerre de l’eau qui se met gentiment en place. A preuve, cette intervention signalée par Radio-Canada du premier ministre du Québec, François Legault, qui «s’est engagé à déposer dès la prochaine session parlementaire un projet de loi sur la protection de l’eau qui prévoit, entre autres, une hausse des redevances sur l’eau puisée» dans la Belle Province. «Rappelant aux représentants du monde entier […] que le Québec dispose de 3% des réserves d’eau douce de la planète, [il] a expliqué que la protection de la biodiversité passe inévitablement» par là.

Mais on y revient toujours: le nerf de toutes ces «guerres», c’est l’argent. «Pour financer ces objectifs, il faut un fonds multilatéral dédié à la biodiversité. Voilà ce que réclament notamment les Etats africains aux pays les plus développés», rapporte Radio France internationale. «Les ressources existantes ne suffisent pas, selon le Sénégalais Ousseynou Kassé, qui préside le groupe Afrique dans les négociations. Et il faut aussi un mécanisme de transfert de technologie. [Car] créer de nouvelles aires protégées pour les animaux, les plantes et les écosystèmes, et surtout transformer les systèmes agricoles, cela va coûter cher. En particulier aux pays du Sud où la population est très dépendante des ressources naturelles.»

Cent milliards de dollars par an, ou 1% du PIB mondial d’ici 2030, soit environ dix fois les montants d’aides actuels

«Mais avant de payer, nous voulons des gages, rétorque le ministre norvégien de l’Environnement, Espen Eide. Pour donner de l’argent, il faut savoir à quoi il va servir. Cela veut dire avoir l’assurance que les objectifs seront ambitieux et qu’il y aura des mécanismes nationaux de vérification.»

Vœu pieux? En attendant, Le Devoir relate que François Legault a exprimé son désir «que dans les livres d’Histoire, on pourra dire qu’il y a eu en 2022, un moment Montréal. On a une opportunité exceptionnelle de changer les choses. Jusqu’ici, on n’a pas accordé à la biodiversité toute l’importance qu’on aurait dû lui accorder, donc il nous reste quelques jours. C’est maintenant le moment de prendre des engagements ensemble.»


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