Revue de presse
Une association croate en France poursuit le chanteur américain après qu’il a donné une interview en 2012 à «Rolling Stone», traduite pour la version française du magazine musical. Il y fait un rapprochement très ambigu entre les Croates et les nazis

Bigre. S’il y en avait un dont on ne s’attendait pas qu’il tînt des propos ségrégationnistes, c’était bien le chanteur américain Bob Dylan, lui qui est si connu pour son engagement historique dans le mouvement pour les droits civiques des Noirs. Eh bien, il faut déchanter, puisque Robert Allen Zimmerman, adulé par des centaines de milliers de fans dans le monde entier, sera bien jugé en France, où il a été entendu et «mis en examen» (inculpé, en droit français) après avoir passé à la mi-novembre à Paris, y avoir donné plusieurs concerts et avoir été décoré de la Légion d’honneur par la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti.
Fidèle à sa ligne satirique, l’hebdomadaire Le Canard enchaîné avait d’ailleurs déclenché une polémique en affirmant que la Grande Chancellerie de l’ordre de la Légion d’honneur considérait le chanteur indigne de recevoir cette distinction, compte tenu de ses prises de position pacifistes et du fait qu’il avait consommé de la marijuana!
De quoi faire tiquer
Voilà pour le gag, qui a d’ailleurs failli mal tourner. Mais lui, Dylan, le pacifiste, adoubé par Obama comme le plus grand chanteur américain de tous les temps, sur les listes du Nobel de littérature, porté au pinacle par une frange d’intellectuels qui voient en lui un poète génial et universel, lui, le gentil Dylan, inculpé pour «injure» et «provocation à la haine», «la nouvelle a de quoi faire tiquer quiconque [le] connaissant un tantinet»! commente le site Slate.fr.
Notons: la procédure est automatique dans les délits de presse, puisque la loi sur la presse réprime en effet la provocation à «la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée», précise Le Nouvel Observateur.
Sa vision de l’Amérique
Dans les faits, Bob Dylan a été entendu après une plainte du Conseil représentatif de la communauté et des institutions croates de France (CRICCF), qui vise des propos tenus par le chanteur dans une interview traduite de l’américain et publiée en octobre 2012 dans l’édition française du magazine Rolling Stone. Cette information a été rapportée par l’AFP quelques jours après que Slate.fr a confirmé de plusieurs sources l’existence de cette plainte, avec constitution de partie civile, contre le chanteur et le directeur de la publication.
«Tout est parti d’une de ces interviews-fleuves que le musicien n’accorde qu’une ou deux fois par décennie, en l’espèce à l’édition états-unienne de Rolling Stone, en septembre 2012, à l’occasion de l’album Tempest.» Dans cet entretien repéré par le quotidien croate Slobodna Dalmacija – et relayé en anglais par le site Croatian Times –, qui porte notamment sur son engagement historique dans le mouvement pour les droits civiques des Noirs, et qui a été «traduit le mois suivant dans le numéro 47 de l’édition française, Dylan est interrogé sur sa vision de l’Amérique d’aujourd’hui par rapport à celle de la guerre de Sécession». Et que dit-il? Précisément: «Le problème, c’est que ce pays est trop obsédé par la couleur de peau. [«L’Express» traduit, lui: «Les Etats-Unis sont juste tarés au sujet de la couleur de peau»] […] Les Noirs savent que certains Blancs n’auraient jamais abandonné l’esclavage, que si on les avait laissé faire, ils seraient encore sous leur joug, et ils ne peuvent pas faire semblant de l’ignorer. Si vous avez du Ku Klux Klan dans le sang, les Noirs peuvent le sentir, même encore aujourd’hui. Tout comme les juifs peuvent sentir le sang nazi et les Serbes le sang croate.»
Les faits historiques
Aïe. De là, les liens simplistes Noirs-Juifs-Serbes et Ku Klux Klan-nazis-Croates sont vite faits. Et l’«on ne peut pas dire que les criminels de guerre croates représentent tous les Croates», accuse le CRICCF. Sachant que la Croatie et la Serbie se sont effectivement affrontées après l’effondrement de la Yougoslavie et la déclaration d’indépendance de Zagreb, dans une guerre qui a duré de 1991 à 1995, a fait quelque 20 000 morts et 500 000 réfugiés et a provoqué le renvoi devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de nombreux dignitaires des deux camps, dont notamment trois militaires croates, finalement acquittés.
Mais il faut aussi se souvenir que, «pendant la Seconde Guerre mondiale, la Croatie a été gouvernée par le régime des Oustachis, allié aux nazis qui avaient créé un Etat satellite du IIIe Reich, sous forme d’une Croatie indépendante sur les ruines du royaume yougoslave envahi. Des centaines de milliers de Serbes, de juifs, de Tziganes et de Croates antifascistes sont morts dans les 24 camps de concentration mis en place par le régime pro-nazi, en particulier au camp d’extermination de Jasenovac, surnommé «l’Auschwitz croate». «Le président croate Ivo Josipovic a rendu hommage aux victimes de Jasenovac en 2011, précise encore Slate.fr; son prédécesseur, Stjepan Mesic, avait quant à lui été accusé de minimiser la gravité des faits.»
Voilà pour les faits historiques auxquels pensait sans doute Bob Dylan, qu’on ne soupçonnera pas d’être inculte en la matière. Mais il n’aurait pas dû faire un rapprochement entre les Croates et les nazis: c’est cette ambiguïté qu’on lui reproche, sans que l’on comprenne pourquoi l’accusation ne porte pas aussi sur le lien avec le Ku Klux Klan. Reste à savoir, maintenant, comme souvent dans ce genre de cas, si l’on a affaire, indubitablement, à des propos racistes ou plutôt à une dénonciation de ce type de propos, toujours présents dans nos sociétés. A ce stade, le chanteur devrait sans doute s’en sortir avec une amende pour injure à l’égard des Croates.
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