On est chocolat! Car ces décisions vont faire tout un fromage, c’est sûr, selon Le Dauphiné libéré. Coup sur coup en moins de vingt-quatre heures ce week-end, les deux nouvelles ci-dessus sont venues bombarder la citadelle qu’on croyait imprenable des produits Swiss made. Ce qui nous rappelle que nous sommes bien peu de chose en dehors de notre neutralité contestée et de nos Leopard moisis qui pourraient sortir de leurs hangars et s’offrir une deuxième vie à la faveur de la conjoncture internationale. Conclusion en métaphore filée pour La Repubblica, en Italie: «La mondialisation dévore les produits fabriqués en Suisse.» Aïe.

Le fromage et le chocolat, c’est bien connu, figurent parmi les produits phares de l’industrie agroalimentaire helvétique. C’est donc, pour beaucoup, un choc que de découvrir que, a) par décision d’une obscure cour de justice états-unienne, le gruyère – qui peut déjà être français – peut désormais être n’importe quoi; b) que les célèbres triangles de Toblerone, dont la fabrication sera désormais en partie délocalisée en Europe de l’Est, ne pourront dans ce cas plus arborer l’effigie du Cervin. Re-aïe.

Alors s’il y en a un qui est bien placé pour parler de «l’avenir du fromage» et poser «un débat sur la «gruyèritude» du gruyère», c’est bien le journal… La Gruyère. Pour lui, «il a été statué que le gruyère, le fromage de ce nom, ne devait pas provenir de la région de Gruyère, dans le canton de Fribourg, en Suisse – où le gruyère est produit selon la recette traditionnelle depuis 1115 –, sur la base du raisonnement selon lequel ce terme est un nom générique pour le fromage et ne peut donc pas être enregistré en tant que marque». Ce qui fâche, évidemment:

Et le journal de Bulle d’ajouter: «Les pays européens sont particulièrement jaloux de leur héritage culinaire et l’utilisation du terme «gruyère» pour un fromage produit aux Etats-Unis ou ailleurs dans le monde (en dehors de la France et de la Suisse) peut constituer une menace pour la réputation du produit d’origine et peut avoir des effets néfastes pour ce secteur de l’économie. Cependant, on peut également considérer cela comme un effet secondaire de la mondialisation et du commerce international»…

… Qui peut simultanément ouvrir la voie à un marché plus concurrentiel et stimuler l’économie

Tout bon libéral ne peut donc décemment s’opposer à ce verdict douloureux. Mais «bien sûr, si vous êtes un amateur de fromage, que vous souhaitez que votre gruyère provienne de la région de Gruyère et que vous désirez soutenir l’économie et les traditions locales, alors vous voudrez très certainement de l’authentique». C’est-à-dire? Celui provenant «des cantons de Fribourg, Vaud, Neuchâtel, Jura, Berne», dans «un rayon géographique de maximum 20 km à partir duquel le lait est collecté». Avec des caractéristiques «physiques et organoleptiques» bien précises, selon le cahier des charges.

Ah, la belle croûte «emmorgée»…

Il doit «avoir une croûte emmorgée, grainée, uniformément brunâtre et saine», avec le «talon du fromage […] légèrement convexe, mesurant de 9,5 cm à 12 cm de hauteur, ayant un diamètre de 55 cm à 65 cm et un poids allant de 25 kg à 40 kg et présentant des caractéristiques chimiques bien précises, contenant de la matière grasse (49 à 53% dans l’extrait sec), de l’eau (34,5 à 36,9%) et du sel (1,1 à 1,7%)».

Mais «du fromage, peu importe où il a été produit, est étiqueté et vendu comme du gruyère aux Etats-Unis depuis des décennies», répondent les juges américains relayés par la RTS. «Et ce, qu’il ait été produit dans l’Etat américain du Wisconsin ou importé depuis les Pays-Bas, l’Allemagne ou l’Autriche. «En conclusion, écrivent-ils, les plaignants ne peuvent pas aller à l’encontre de ce qui ressort clairement du dossier: les consommateurs de fromage aux Etats-Unis comprennent que le terme «gruyère» fait référence à un type de fromage, ce qui rend le terme générique.» Bref, il s’agit, Messieurs les aramaillis, de «cesser de tenter d’exproprier un nom commun d’aliment en enregistrant une marque». Non, mais.

«Herrje»…

Rien de tel, évidemment, pour le Toblerone, qui constitue, lui, une marque bien spécifique, alors que le gruyère perd en quelque sorte cette réputation internationale, quoique la décision le concernant ne touche en fait que les Etats-Unis, et que la très grande majorité des autres pays du monde ont d’autres chats à fouetter que de nous piquer nos trésors nationaux. N’en déplaise à ceux qui disent «Herrje» («mon Dieu») comme la Neue Zürcher Zeitung, «Adieu Matterhorn» comme le Zofinger Tagblatt ou «adieu veaux vaches cochons couvées et tout ce qui a été suisse», avec un léger parfum UDC d’immigration de masse et tutti quanti:

Ce changement de design (pour une montagne plus neutre, passe-partout) suscite d’ores et déjà de vives réactions. «C’est catastrophique!» soutient Yvan Hostettler dans 24 Heures et la Tribune de Genève. Ce graphiste genevois a signé deux ouvrages consacrés au Cervin. «C’est la plus connue des montages et la plus utilisée dans la publicité et les dessins de presse. Des marques belges utilisent le Cervin sur des bières. Je ne comprends pas cette décision, car le Cervin n’est pas le logo officiel du «Swiss made». Ce n’est pas la croix suisse!»

Lire aussi: Bons baisers de ce cher Cervin («Journal de Genève» et «Gazette de Lausanne», 12.01.1991)

«Des spécialistes en communication ne concluent pas pour autant à un suicide publicitaire. «Le Toblerone, en tant que marque, est déjà très bien établi en dehors de son logo. La forme triangulaire, les couleurs jaune et rouge de l’emballage, ainsi que les lettres gravées dans le chocolat sont emblématiques et reconnaissables entre mille», soutient Michael Kamm, propriétaire de l’agence de communication Trio, basée à Lausanne.» Ce qui ne va pas forcément de soi à la vue de ce sondage en ligne de la SRF:

Conclusions provisoires. «Les syndicats du gruyère suisse et français ont bien tenté de faire inscrire leur fromage en marque déposée. Mais la justice américaine les a déboutés en appel», dit Sud-Ouest. Et «le mythique Cervin représenté sur le non moins légendaire emballage de Toblerone, c’est bientôt terminé. Dès juillet, les triangles de chocolat seront également produits en Slovaquie. Résultat, la firme perd le droit d’afficher des symboles nationaux», lit-on sur le site LeMatin.ch.

Certainement pas de quoi en faire une maladie, mais… un petit pincement au cœur patriotique, qui osera dire qu’il n’en ressent point?


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