Un «Matin» à la sauce numérique, et c’est la «vitamine orange» qui est tuée
Revue de presse
Tout le monde le lisait. Et tout le monde adorait le détester. Mais personne ne l’achetait. Un quotidien de plus qui meurt en Suisse romande, et c’est tous les médias qui portent le deuil. Il faudra s’y faire, résument-ils: dans les cafés, il ne sera bientôt plus là

On ne le sait que trop bien, avec certitude depuis deux jours maintenant, et les réactions se révèlent «attristées», comme le résume la RTS dans les nombreux sujets qu’elle lui a consacrés jeudi: Le Matin, quotidien romand de 125 ans d’âge édité par Tamedia à Lausanne, lâchera son dernier souffle le samedi 21 juillet prochain.
On a tout dit, ou presque, du modèle économique en bout de course. On a moins dit l’émotion suscitée par la camarde qui s’abat encore une fois sur un «journal papier». Jusque chez son rédacteur en chef, évidemment, Grégoire Nappey, qui n’ira pas au-delà de la date fatidique mais qui, ce vendredi matin, se souvient de ce qu’on lui «avait soufflé une fois»: «On adore le détester […], résumant ainsi assez finement le rapport que le public entretient avec «la vitamine orange», pour renvoyer à un célèbre slogan dont le titre s’était doté.»
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Ce commentaire est complété, en page 6, d’un «édito de la rédaction», sobrement titré «Requiem pour un journal». Pour ces 50 derniers collaborateurs du Matin, la journée de jeudi «a marqué l’aboutissement d’un long chemin depuis le début de l’année. La charrette a longtemps tourné avant de s’arrêter devant l’échafaud pour livrer 41 têtes à couper. C’est un choc qu’il faut amortir, puis se dire que la vie reprendra sur une autre route avec de nouvelles opportunités.» Mais «bientôt», cependant, «comme une vieille habitude, les gens chercheront le titre orange» sur «les tables des cafés […] en deuil». Et on le leur rappellera: «Il n’est plus là. Alors profitez-en encore pendant quelque temps.» Et consolez la tasse du petit noir qui sanglote ce matin à la une:
Ses confrères aussi «adoraient le détester», parfois jaloux de ses tirages faramineux, de son omniprésence, mais également de ses idées de traitement de l’information qui pouvaient friser le génie journalistique. Et les lecteurs, comme dans la Tribune de Genève, à qui manquent déjà le toucher et l’odeur du papier imprimé, viennent glisser aux oreilles des éditeurs que «lire sur une tablette, ce n’est pas la même chose que de tenir le journal dans ses mains». Propos escortés de ceux de l’analyste qui s’exprime aussi dans 24 heures, pour répéter, comme une litanie sans fin et parfois sans presque plus d’espoir, que «le marché des médias est à la recherche d’un modèle numérique solide». Le 100% numérique, c’est donc un test, comme le pense la Neue Zürcher Zeitung: Le Matin ferait «œuvre de pionnier», reprenant les éléments de langage du communiqué de Tamedia.
Dans le texte des deux journaux lémaniques, Ivan Radja tente d’expliquer ce qui ne va pas, ou plutôt ce qui ne va plus. Pas sûr que cela suffise à lever l’incompréhension quasi unanime du public: mais pourquoi, demandent pratiquement tous ses habitués qui ne l’achetaient jamais mais en profitaient au bistrot, pourquoi «supprimer un journal que tout le monde lit?». Pourquoi ce mort de plus après La Suisse, leJournal de Genève et Gazette de Lausanne, Le Nouveau Quotidien, L’Hebdo ou le Giornale del popolo plus récemment au Tessin? Est-ce «la fin d’une certaine idée de la Suisse romande», comme se l’est demandé Radio Lac à Genève? C'est en tout cas «un sang d'encre» pour un «Matin au soir de sa vie», comme le dit Le Quotidien jurassien, toujours à la quête des meilleurs titres possibles:
Une anecdote circulait jeudi dans les couloirs du Temps, qui répercutait un sombre présage une fois prononcé par un haut cadre de sa maison mère: «A terme, en Suisse romande, je ne vois plus que Le Temps, 20 minutes et la RTS.» Gloups. C’est aussi la question que se pose Le Courrier dans son éditorial du jour: «N’en restera-t-il plus qu’un?» Laura Drompt y juge que «les géants de la presse continuent à se cannibaliser», mais que «cette décision répond à la stratégie de Tamedia»: «Le groupe zurichois, qui a marqué son entrée en Suisse romande en 2005 par le lancement du gratuit 20 minutes, avance ainsi d’un bon pas vers une forme d’hégémonie capitaliste.»
A Neuchâtel, Arcinfo en profite pour rappeler à ses lecteurs les défis auxquels s’expose la presse régionale: «S’il veut se reconnaître dans un titre connecté à son territoire et à ses préoccupations», le lecteur «doit prendre conscience que ce service a un prix. Et c’est à nous, journalistes, de lui prouver, jour après jour, que ça vaut le coup.» C’est dire en le disant à peine que le 100% gratuit, comme le promet Lematin.ch futur, c’est l’assassin mandaté pour tuer l’info, qu’elle se mette en scène sur papier ou sur tout autre support. Les éditeurs finissent par le comprendre, en s’appuyant sur ces formules jargonnantes comme «la valorisation de l’ADN de la marque» auxquelles ils ont habitué leur public et leurs employés, et qui hérissent parfois le poil des «professionnels de la profession», comme on dit:
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Pour Peter Rothenbühler, qui a été rédacteur en chef du Matin de 2002 à 2008, «les Romands vont se plaindre maintenant, c’est clair, mais c’est un gémissement de haut niveau», dit-il dans un entretien donné au magazine spécialisé Persönlich. «Le grand journal supra-régional, très populaire, manquera. Mais pour environ un million et demi de lecteurs potentiels, il existe encore dix quotidiens […]. A titre de comparaison, Paris, avec dix fois plus d’habitants, n’a que trois quotidiens.»
Il se souvient aussi qu’en 2002, il avait été accueilli comme «le sauveur» dans un biotope «en détresse», qu’il avait «proposé un journalisme souple» que les Romands «ne connaissaient pas» avec «plus de people, des propos plus offensants, des sujets qui ne sortaient pas des conférences de presse».
L’affaire Sarkozy
Par exemple, «c’est fou de voir que nous avons été le premier média à signaler que Nicolas Sarkozy avait été abandonné par sa femme. Tout Paris le savait, personne n’osait sortir la nouvelle. […] Le président de la République m’a poursuivi pour violation de sa vie privée. J’ai été acquitté sur presque tous les plans, sauf un: nous avions non seulement dit qui était le nouveau compagnon de Cécilia Sarkozy, mais aussi que Sarkozy lui-même avait trahi sa femme et avec qui. La cour n’a pas aimé ça. J’ai dû payer 1 euro de dommages et intérêts. C’était vraiment drôle. De telles histoires abondent.»
Ironie du sort, signale enfin la RTS, «alors qu’il licencie de nombreux collaborateurs du Matin, le groupe Tamedia augmente d’autres journalistes désignés comme experts dans leur domaine», avec «une enveloppe de près de 1 million de francs [qui] a été débloquée pour augmenter de 500 francs par mois» plus de 120 d’entre eux. «Mais certains ont refusé cette promotion à la Tribune de Genève, a-t-elle appris. «Ces résistants ne veulent pas se laisser diviser alors que les temps sont durs pour le journal genevois et pour les collègues du Matin.» On peut estimer que cette somme représente tout de même dix postes de travail.
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