La mesure de la richesse des ménages n’est pas aisée dans un monde globalisé, surtout s’il s’agit de définir les principaux clients des paradis fiscaux. Une personne très fortunée place en effet son argent dans plusieurs pays, et parfois sous la forme de structures diverses, notamment des trusts.

Néanmoins, la qualité des données progresse sous l’impulsion de la Banque nationale suisse, si l’on en croit une étude réalisée par Gabriel Zucman, professeur assistant à l’Université de Berkeley, et Annette Alstadsaeter, professeure à l’Université des sciences de la vie de Norvège (Who Owns the Wealth in Tax Havens? Macro Evidence and Implications for Global Inequality, NBER Working Paper, sept. 2017).

L’exemple suisse en matière de transparence

La Suisse figure d’ailleurs au sein des rares centres offshore, avec les îles anglo-normandes, Luxembourg et Hongkong, à publier pour 2016 des données bilatérales, soit les montants déposés par des ménages étrangers dans leur pays. La Banque des règlements internationaux (BRI) a été autorisée à communiquer ces statistiques. Le public peut ainsi connaître l’importance des capitaux des résidents russes en Suisse ou des Allemands à Jersey.

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Les fortunes offshore correspondent à 10% du produit intérieur brut (PIB) mondial, mais la situation diffère grandement d’un pays à l’autre. La proportion par rapport au PIB local dépasse 60% dans les Emirats arabes et au Venezuela, s’approche des 50% en Russie et des 40% en Grèce, mais elle est presque nulle en Corée du Sud, au Danemark et au Japon. De plus, les fortunes chinoises sont rarement placées dans les centres offshore (2,3% du PIB).

Les auteurs qualifient les données de la BNS, qui portent sur 2300 milliards de dollars placés dans les banques en Suisse en avril 2017 (hors filiales à l’étranger), de «particulièrement bonne qualité». Depuis la crise financière, la part des banques suisses sur le marché des fortunes offshore a presque été divisée par deux (de 50 à 25%).

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Les pays qui détiennent une forte part de fortune en Suisse sont les pays du Moyen-Orient (Arabie saoudite, Emirats), certains pays d’Europe continentale (France, Espagne, Belgique) et d’Amérique latine (Venezuela, Argentine) et des autocraties (Egypte, Jordanie). Les pays qui, à l’inverse, ont très peu de capitaux en Suisse sont des pays d’Europe à forte fiscalité (moins de 5% pour les pays scandinaves), des pays d’Asie à faible imposition (Japon, Corée du Sud), ainsi que l’Inde et la Chine. Plus un pays est éloigné de la Suisse et, en général, plus le pourcentage est bas, affirment Zucman et Alstadsaeter.

Les riches Américains préfèrent d’autres centres que la Suisse

Les auteurs analysent aussi les statistiques de Hongkong, le deuxième plus grand centre dans le monde, où les fortunes ont été multipliées par six depuis la crise. Par contre, ni Singapour, ni les Bahamas, ni les îles Caïmans ne publient leurs données. Les auteurs les qualifient étrangement de quantités «résiduelles». Ils n’évoquant pas le cas du Delaware aux Etats-Unis, mais ils indiquent que les capitaux américains représentent 3% des avoirs étrangers en Suisse et 33% dans les autres centres.

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Ces nouvelles estimations modifient les idées reçues sur les inégalités, puisque les montants offshore sont ajoutés aux avoirs des plus riches de chaque pays. Une partie importante des fortunes de ces derniers est en effet déposée dans les centres offshore.

Les modifications des évaluations des inégalités touchent surtout la France, le Royaume-Uni et l’Espagne: 30 à 40% des fortunes du top 0,01% de ces pays sont placés offshore, selon Zucman et Alstadaeter. L’impact est encore plus significatif en Russie, puisque 60% des capitaux des plus riches sont à l’étranger. Le top 0,01% des Russes les plus riches détient 5% des fortunes russes sans les comptes offshore, mais plus de 12% avec ces derniers.

Si la France semble plus égalitaire que les pays scandinaves sans les capitaux offshore, elle l’est moins avec ceux-ci. Le top 0,01% détient en effet moins de 4% de la richesse des ménages sans les capitaux offshore, et plus de 5% avec ceux-ci. L’intégration des capitaux placés à l’étranger rend les Etats-Unis encore plus inégalitaires qu’en leur absence, mais l’augmentation est plus modeste que pour les pays d’Europe. Dans toutes les régions, les fortunes offshore accroissent les évaluations des inégalités.

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