Ma semaine suisse

Ringardiser le «vieux monsieur»

Tête d’affiche du Forum des 100 organisé par L’Hebdo, Joschka Fischer avait annoncé la couleur. Dans un entretien au magazine romand, l’ancien ministre allemand des Affaires étrangères appuyait sur la plaie: «Je ne comprends pas que la Suisse se laisse prendre en otage par l’égomanie d’un vieux monsieur…»

L’ombre du vieux monsieur a plané sur les discussions du Forum, qui réunit chaque année l’élite romande pour un brainstorming. Etaient réunis sur le campus lausannois des chefs d’entreprise, des industriels, des banquiers, des universitaires, des avocats, des artistes, des hauts fonctionnaires et bien sûr des politiciens, venus des six cantons romands. Un aréopage de décideurs et faiseurs d’opinion qui ne sont pas issus du même moule, ne défendent pas les mêmes intérêts et votent pour des partis différents. Dans les coulisses, on a pourtant senti se cristalliser un consensus: le 9 février, en validant la croisade du vieux monsieur contre l’immigration et l’Europe, la Suisse a commis une bêtise qui la fragilise et pourrait lui coûter cher.

La Suisse romande est plurielle, mais elle est aujourd’hui certainement plus homogène que la Suisse alémanique. Les Romands ont de bons motifs de serrer les rangs. Ils se sentent injustement freinés dans leur élan. Le boom lémanique de la dernière décade irradie vers Neuchâtel, Fribourg, Sion. Cette dynamique produit des connivences et même de la fierté. Quand le vieux monsieur, dans l’ivresse de sa victoire, a insulté les Romands mauvais patriotes, sa morgue a fouetté leur amour-propre, contribuant à les rapprocher un peu plus.

Patrick Aebischer personnalise cette ambition romande brusquement contrariée. A coups d’actes forts soutenus par une pédagogie percutante, le président de l’EPFL a hissé son institution fédérale dans la compétition mondiale pour le savoir tout en la «romandisant» – la microtechnique à Neuchâtel, l’énergie en Valais, les biotechs à Genève, l’habitat intelligent à Fribourg, etc. Jusqu’au dernier armailli de la vallée du Motélon, en Gruyère, les Romands sont tous supporters de l’EPFL et de son campus moderne qui fait rêver. Or le vote contre l’immigration se retourne contre la recherche et la science. Frein à Erasmus+ et à Horizon 2020: le vieux monsieur et ses partisans ont touché la carte maîtresse des Romands, un atout qui leur a permis de se forger un avenir enviable après le coup de froid consécutif à l’échec de l’EEE en 1992.

Trois mois après le choc du 9 février, les décideurs francophones sentent confusément que l’heure est grave. Ils ne croient guère à la thèse souvent formulée en Suisse alémanique de l’accident de parcours que nos diplomates répareront. Le vote est une césure (les arguments économiques ne l’ont pas emporté) qui annonce un tournant pour la Suisse. Le statu quo confortable du bilatéralisme sectoriel avec l’Union européenne est mort; il faudra choisir entre une forme d’intégration supposant des abandons de souveraineté ou la rupture avec l’UE et son marché au prix de sacrifices économiques.

Peu importe comment la question sera posée, sur quel objet il faudra voter. La bataille a commencé, elle est culturelle. Elle oppose la Suisse du vieux monsieur – celle des peurs, des mythes, du repli national – à la Suisse de Patrick Aebischer – celle qui valorise la société de la connaissance et les échanges, croit au dialogue avec nos voisins et respecte l’Europe, dont le destin continuera à déterminer le nôtre.

Ecoutons Joschka Fischer . Sans hargne ni mépris, mais avec du respect pour notre modèle fédéraliste, il nous invite… à faire de la politique. A ne pas laisser le vieux monsieur paralyser les esprits.

Réjouissons-nous que Didier Burkhalter marque des points sur la scène internationale, ringardisant davantage le vieux monsieur et son refrain isolationniste. La diplomatie tranquille et sans esbroufe du président rassure et plaît en Suisse alémanique plus encore qu’en Suisse romande. Mais qui mettra les mains dans le cambouis pour le soutenir? C’est la désolation! La gauche est suspecte, les partis du centre, désorientés, sont épuisés par leurs rivalités stériles; economiesuisse est laminé par ses défaites mortifiantes.

La Suisse du vieux monsieur n’est pas souhaitable pour nos jeunes, pour nos villes, pour nos industriels, pour nos universités, pas non plus pour nos régions de montagne qui vivent du tourisme. Ne pas dire aujourd’hui la vérité aux Suisses conduira à l’échec – comme le 9 février.

Les décideurs romands ne croient guère à la thèse de l’accident de parcours que nos diplomates répareront

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