La Russie et les Etats-Unis ont signé un nouveau traité de réduction de l’armement nucléaire stratégique (Start). Officiellement, ce traité réduit leur arsenal d’un tiers; en fait chacun ne mettra hors service que quelques dizaines d’unités.
Le traité n’en est pas moins un accomplissement considérable. Il permet de normaliser les relations politiques entre les deux pays, favorisant ainsi leur coopération et leur rapprochement futurs.
Le retour du dossier des armes nucléaires stratégiques sur le devant de la scène politique internationale confère plus de poids politique à la Russie et met en lumière le domaine dans lequel elle peut encore s’affirmer en tant que superpuissance. Cela relance aussi Barack Obama, désigné comme le président le plus constructif et le plus progressif depuis des décennies, et probablement pour les années à venir.
Suite à la signature du traité, les Etats-Unis ont organisé un sommet sur la non-prolifération nucléaire, une étape importante pour l’administration Obama dont le combat contre la prolifération nucléaire représente un axe majeur de sa politique. Des accords, bien que peu significatifs, ont été signés lors de ce sommet. Mais l’on retiendra surtout la volonté affirmée des dirigeants du monde de travailler ensemble pour s’attaquer à la prolifération nucléaire.
Les débats sur le rôle des armes nucléaires dans le monde moderne, aujourd’hui comme pour demain, n’en sont malgré tout qu’aux prémices. Le système mondial, sur lequel se fondaient les discussions passées relatives à l’arme nucléaire, est pour ainsi dire devenu méconnaissable; ce qui pose la question de l’adéquation de l’esprit et des concepts hérités de ce système.
Le cœur du problème est le suivant: il est évident que les armes nucléaires sont immorales. Une bombe A est des millions de fois plus immorale qu’une lance ou une épée […] et des centaines de fois plus immorales que les bombes antipersonnel. Mais les armes nucléaires possèdent leur propre morale: contrairement à d’autres, elles sont un moyen efficace d’empêcher les guerres à grande échelle et les destructions massives de populations, de biens et de cultures qui ont représenté un réel fléau pour l’humanité à travers l’histoire. Refuser l’arme nucléaire et se battre pour son élimination est, sans doute un objectif moral, du moins en théorie. Mais cela n’est envisageable que si l’humanité change.
Les partisans de l’interdiction de l’arme nucléaire semblent penser qu’un tel changement est possible. Je ne le crois pas. Un monde sans armes nucléaires – ou même avec un nombre limité d’entre elles – représente d’énormes risques.
La dissuasion nucléaire – la menace de tuer des centaines de milliers de personnes – est un concept qui ne correspond pas à nos traditions morales traditionnelles. Elle a pourtant fonctionné, en faisant en sorte que n’éclatent pas des guerres catastrophiques tout en rendant les hommes plus civilisés et plus précautionneux. Lorsque l’un des pôles de la dissuasion nucléaire s’est affaibli, du fait du déclin politique de la Russie dans les années 90, l’OTAN, une union défensive constituée d’Etats démocratiques et pacifiques a commis une agression contre la Yougoslavie. La Russie ayant depuis renforcé sa capacité, une telle action serait aujourd’hui impensable. Après la Yougoslavie, il y a eu une attaque délibérée contre l’Irak.
Dans un monde presque parfait, la Russie et les Etats-Unis n’auraient pas besoin d’un important arsenal nucléaire. Mais réduire l’arsenal nucléaire à son strict minimum dans les conditions actuelles reviendrait à donner un avantage conséquent aux petites puissances nucléaires qui verront alors leur potentiel nucléaire à quasi-parité avec celui d’Etats plus importants.
De plus, réduire l’arsenal à un seuil minimum pourrait théoriquement renforcer l’utilité des systèmes antimissiles et leur rôle déstabilisateur. Cela pourrait même remettre en cause les systèmes antimissiles non stratégiques, dont le déploiement pourrait s’avérer utile.
Si l’on réduit l’arsenal d’armement nucléaire tactique, comme l’ont proposé des experts américains, européens et russes, les opposants à la réforme en cours en Russie auront d’autant plus de raison d’émettre des objections à la reconfiguration des forces armées conventionnelles loin de toute confrontation avec l’OTAN vers une plus grande flexibilité de la capacité de réponse vis-à-vis d’autres menaces.
De même, si les Etats-Unis décidaient de retirer la présence symbolique de leur armement nucléaire tactique d’Europe, les liens stratégiques entre les Etats-Unis et l’Europe en seraient affaiblis. De nombreux Européens, surtout parmi les membres récents de l’OTAN, exigeraient une protection supplémentaire contre le mythique Léviathan russe.
La communauté internationale semble perdre ses repères stratégiques. Plutôt que de se concentrer sur le vrai problème, principalement l’instabilité croissante de l’ordre mondial, elle tente d’appliquer les concepts de désarmement de l’époque de la Guerre froide. Dans le meilleur des cas, ils peuvent être magiques; mais ils sont le plus souvent dangereux dans les circonstances actuelles.
L’important aujourd’hui est de réfléchir sérieusement à comment vivre avec un nombre croissant de nations nucléaires tout en préservant la relative stabilité du monde. Pour ce faire, les deux grandes puissances nucléaires doivent définir une politique de dissuasion coordonnée à l’intention des nouveaux Etats nucléaires. Ils devraient dans le même temps offrir des garanties aux Etats non nucléaires qui pourraient se sentir menacés. La première chose à faire est de restaurer la sécurité au Moyen-Orient. La Chine, acteur stratégique montant, pourrait s’associer à cette politique, bien qu’elle soit au troisième rang des puissances militaires.
Les discussions sur le contrôle des armes sont nécessaires pour rendre plus transparents les arsenaux militaires des pays et pour consolider la confiance entre les grandes puissances. C’est là leur seule utilité.
Donc, plutôt que de recopier les traités de l’époque de la Guerre froide, il faut lancer un débat international sur le rôle des forces militaires et des armes nucléaires dans notre monde. Nous pourrions alors peut-être admettre que le fait d’éliminer les armes nucléaires n’est pas juste un mythe, mais un mythe dangereux, et que les armes nucléaires sont un atout utile qui a sauvé, et peut encore sauver l’humanité d’elle-même. © Project Syndicate
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