Le spectre du djihad

Pour le président russe Vladimir Poutine, les Jeux olympiques d’hiver de Sotchi représentent un enjeu de taille: projeter une nouvelle image d’une Russie libérée de ses complexes post-soviétiques. Pour cela, les contribuables russes ont payé plus de 50 milliards de dollars pour organiser ces compétitions. Un immense pari dans une période où les économies stagnent, tout comme les prix du pétrole.

L’image de M. Poutine est étroitement liée au Caucase: quand il est nommé pour succéder à Boris Eltsine à la présidence russe, en 1999, il est encore un homme méconnu. Les troubles dans le nord du Caucase lui donnent une occasion rêvée pour se construire une image d’homme fort et dynamique: il lance ainsi une campagne militaire pour écraser les rebelles tchétchènes. Quatre années d’affrontements violents laissent le pays en ruine. On ne connaît pas les chiffres exacts des pertes tchétchènes, qui varient entre 30 000 à 200 000 hommes, sur une population d’un million. Pour l’armée russe, les pertes sont comparables aux pertes militaires soviétiques en Afghanistan (près de 15 000 soldats).

Les Tchétchènes ont une histoire compliquée avec Moscou. On évoque souvent la résistance légendaire menée par Imam Chamil contre les armées tsaristes. Mais c’est plutôt la déportation forcée du peuple tchétchène par Staline, en 1944, qui a marqué la conscience moderne. Un quart des Tchétchènes périrent alors, du fait des conditions rudes des steppes russes et kazakhes durant les deux premières années d’exil. Les déportés furent autorisés à retourner dans leur terre natale après la mort du dictateur, mais le Kremlin n’a jamais demandé pardon pour les souffrances causées.

Le conflit contemporain éclate au moment du démembrement de l’URSS. Un mouvement nationaliste s’empare alors de cette petite république montagneuse, et réclame sa souveraineté. C’était dans l’air du temps. Le premier président indépendantiste était un ex-général de l’armée rouge, l’excentrique Djokhar Doudaïev. Moscou essaye de trouver des solutions en négociant avec les autres républiques, mais la guerre éclate en Tchétchénie. La première guerre est lancée en décembre 1994, mais l’armée russe est faible et ne parvient même pas à contrôler cette petite république de 17 000 kilomètres carrés. L’armée russe a comme ordre de se retirer, mais cherche l’occasion pour prendre sa revanche.

La Tchétchénie est, de facto, indépendante pendant trois ans (1996-1999), mais c’est l’échec total: le pays devient la base arrière des militants djihadistes, qui lancent des attaques contre des cibles russes dans les républiques avoisinantes. C’est l’occasion attendue par les militaires russes, et la chance du jeune président Poutine.

La défaite du nationalisme tchétchène ouvre la voie à l’émergence du djihadisme dans tout le Caucase du Nord. Si le projet nationaliste s’inscrivait dans le contexte du «printemps des peuples» soviétique, le djihadisme ne porte pas un projet défini, mais plutôt l’expression d’un désarroi qui reflète la désintégration des structures sociales traditionnelles: la tribu, la famille patriarcale et les relations sociales clientélistes.

Poutine gagne largement sa guerre dans le nord du Caucase: la résistance tchétchène est presque écrasée – il ne reste que quelques centaines de combattants réfugiés dans des régions montagneuses inaccessibles –, et tous les dirigeants historiques du nationalisme et du djihadisme sont tués: Djokhar Doudaïev, le premier président, Aslan Maskhadov, qui a mené les deux guerres contre les forces russes, et Chamil Basaïev, le chef militaire.

Mais le malaise se perpétue. Les vagues de guerres ont déstabilisé une région déjà problématique: des cellules djihadistes se sont multipliées dans les provinces avoisinantes. Des centaines de djihadistes caucasiens sont même partis faire la guerre en Syrie, avec à leur tête Abou Omar al-Shishani, le chef militaire de l’Etat islamique en Irak et au Levant, un des groupes les plus radicaux.

Le triple attentat de Volgograd a montré que les différents groupes djihadistes du Caucase sont tout à fait sérieux dans leurs menaces. Plus que n’importe quel autre facteur, la lumière des médias attire fortement le terrorisme aveugle, qui se nourrit de violences perpétuelles sans pouvoir articuler une expression, encore moins un projet politique. Les forces russes vont-elles réussir à accomplir leurs tâches, et nous présenter des JO d’hiver sans tache?

Le leader russe a donc décidé de projeter, à travers les Jeux olympiques de Sotchi, l’image d’une Russie forte et dominante. Les militants islamistes ont déclaré qu’ils vont préparer des attaques spectaculaires. Les caméras des télévisions du monde entier vont-elles uniquement transmettre les images d’une compétition sportive heureuse?

Le malaise se perpétue, les cellules djihadistes se sont multipliées

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