Le rôle clé de l’éolien dans la transition énergétique suisse
OPINION
AbonnéOPINION. Lauréat du prix Becquerel* en 2016, Christophe Ballif a consacré une grande partie de sa carrière à l’énergie photovoltaïque. Attention, prévient-il, la Suisse doit aussi miser sur le vent

Des scénarios crédibles existent-ils pour assurer à la fois plus d’indépendance à un prix abordable, et un réchauffement limité à 1,5° C? Soyons réalistes, le dernier point est illusoire. Il nous reste, au rythme actuel, un crédit de 8 ans d’émissions. De plus, il y a suffisamment de charbon, que l’on peut liquéfier, pour continuer à émettre pendant près de 100 ans au niveau actuel. Dès lors, le fossile ne s’arrêtera que par baisse de la demande.
Même s’il ralentit légèrement sa trajectoire actuelle, le monde aura besoin vers 2050 d’environ 250 000 térawatt-heures/an d’énergie «primaire ou équivalent chimique», contre 166 000 aujourd’hui. En passant à l’électricité, avec un gain d’efficacité d’un facteur trois sur la mobilité ou le chauffage par pompe à chaleur par rapport au fossile, on peut estimer à 110 000 Téra wattheure/an les besoins en électricité propre (contre 26 000 en 2020).
Soif d’électricité
Une telle production nécessiterait 13 000 centrales nucléaires de type Gösgen, ce qui est irréalisable. Alternativement, 40 000 GW (gigawatt) de photovoltaïque (PV) et 15 000 GW d’éolien, complétés par l’hydraulique, le nucléaire, la biomasse et la géothermie, permettraient d’y arriver. Une partie de cette électricité serait d’ailleurs utilisée pour générer de l’hydrogène, pour les transports ou procédés industriels difficilement électrisables.
Voilà qui tombe bien: le PV et l’éolien fournissent déjà l’électricité la moins chère dans nombre de pays, et il y a assez de matériaux pour leur fabrication. Par contre, il faut faire grandir ces industries, ce qui prend du temps. Le PV est en bonne voie, avec une production de modules qui atteindra 1000 GW/an vers 2030. L’éolien devra aussi croître d’un facteur 4 à 5 en installation annuelle. Un tel scénario, un des seuls crédibles, permettrait de limiter le réchauffement en deçà de 2°. Il faudra ensuite capturer le CO2 atmosphérique, car, entre autres, 2° se traduirait sur le long terme par une montée du niveau de la mer de près de 20 mètres.
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En Suisse, plus d’indépendance et une minimisation de l’impact climatique nécessitent, en premier lieu, le développement massif et rapide des renouvelables. Ceci doit être accompagné de gains en efficacité énergétique (isolation des bâtiments, électrification de la mobilité et du chauffage par les pompes à chaleur), d’une chasse au gaspillage, et de sobriété, à savoir faire mieux avec moins en consommant moins de produits avec un fort impact environnemental (viandes rouges, métaux, textiles, transport…). Finalement, il s’agit de gérer intelligemment la transition, en prolongeant le nucléaire sans compromettre la sécurité, en assurant l’approvisionnement en gaz et pétrole (mais aussi peu que possible), complété par des centrales d’appoint pour pallier les possibles creux sur le réseau.
Dans un tel scénario, fortement décarboné, les besoins en électricité augmenteront en Suisse de près de 50% pour atteindre environ 90 TWh/an. Les renouvelables, y compris l’hydraulique, peuvent y arriver techniquement. Mais c’est là qu’il faut faire attention: en ne misant que sur le PV, le déficit hivernal sera renforcé alors que nos importations pourraient devenir critiques, suite à notre exclusion du marché européen de l’électricité et à la priorité qui sera donnée à nos voisins pour leurs propres besoins. Les solutions pour minimiser ce déficit sont multiples: sans passer par l’électricité, on peut stocker plus de chaleur de l’été pour l’hiver, par exemple au travers de la géothermie. Sinon, il s’agit de rehausser ou créer de nouveaux barrages, d’accélérer la pose de panneaux solaires, d’utiliser les façades PV (plus performante qu’un toit en hiver), et de déployer le PV alpin jusqu’à trois fois plus productif en hiver.
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Equation difficile à résoudre sans le vent
Néanmoins, le grand oublié de l’éventail de solution est souvent l’éolien. Contrairement au PV de plaine, l’éolien produit beaucoup plus en hiver (65 à 70% est produit sur le semestre hivernal). Plusieurs études, dont une en cours dans notre laboratoire, montrent la complémentarité saisonnière idéale de l’éolien et du PV, gérable avec le pompage turbinage et les batteries du futur parc de véhicules électriques. Le potentiel éolien Suisse a été réestimé récemment à près de 30 TWh/an. Suisse Eole a présenté un plan pour 6 TWh/an d’éolien d’ici 2030 (soit ~ 1000 éoliennes moyennes, un nombre inférieur aux 1300 déjà en service en Autriche…). Suisse Eole y mise notamment sur des projets d’éoliennes uniques portés par des comités citoyens, communes ou entreprises qui bénéficieraient directement d’une production locale. Les prix du courant éolien en Suisse sont certes moins favorables que dans les zones très ventées du globe (8 à 15 centimes/kWh vs moins de 4 centimes/kWh). Mais ils sont aujourd’hui attractifs et l’éolien devient très stratégique pour la production hivernale dans le contexte Suisse.
Ni l’éolien, ni le PV alpin d’ailleurs, ne présente un risque pour la biodiversité, contrairement au réchauffement. Le seul argument qu’on peut leur opposer est l’impact paysager. La Suisse a importé pour des centaines de milliards de francs d’énergie fossile et a externalisé la majorité de sa pollution et de ses émissions de CO2 (produits importés). La population, l’économie et la nature ont tout à gagner à soutenir une transition énergétique rapide, aux coûts contrôlés. Il s’agit donc d’apprendre à apprécier une énergie éolienne locale, même avec quelques modifications de notre paysage: c’est un effort abordable au regard des enjeux.
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* Surnommé le prix Nobel du photovoltaïque, le prix Becquerel distingue chaque année une personnalité scientifique pour son apport dans la compréhension et l’avancée de cette technologie
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