Ma semaine suisse

De Rubik à Uli Hoeness

Uli Hoeness, maître de la saucisse industrielle, président du club de foot Bayern Munich et roi des bons types, fera face à ses juges dès lundi. Celui qui se souvient en détail de tous les buts marqués en Bundesliga ces cinquante dernières années avait «oublié» qu’il détenait un compte dans une banque en Suisse. Possédé par le jeu, il l’utilisait pour satisfaire son irrépressible besoin de jongler en bourse. Accro à son smartphone qui lui donnait en direct le yo-yo de tous les cours, Hoeness n’était pas un manche. Il lui arriva de perdre des sommes faramineuses, puis de se refaire. Sur sept ans, il a accumulé des revenus nets pour 30 millions d’euros, qui ont échappé au fisc allemand.

Le boursicoteur pathologique n’aurait pas chuté si l’Allemagne s’était rallié à Rubik. Avec la stratégie des banquiers suisses pour surmonter la crise de l’évasion fiscale, les fraudeurs comme Hoeness s’en sortaient avec un hématome: ils payaient discrètement une pénalité pour leur régularisation. Un tribut modeste en regard de la garantie de conserver l’anonymat, donc leur honneur intact. Ce privilège n’a pas de prix.

La Suisse a cru avoir inventé l’œuf de Colomb avec Rubik. Elle l’a répété avec une lourde insistance qui confinait à l’arrogance. Ceux qui ne reconnaissaient pas l’intérêt du mécanisme strictement financier étaient des ploucs. Or, rien n’est plus délicat que la fiscalité. Il n’est pas seulement question d’argent, de caisses à remplir. Il en va du rapport du citoyen à l’Etat, et donc à la communauté. La moitié de l’Allemagne est prête à pardonner à Hoeness: outre les fans du Bayern, on trouve dans ce camp ceux pour qui l’Etat prélèvera toujours trop d’argent à tous ses contribuables; de là à assimiler la soustraction fiscale à un acte légitime de désobéissance civile, il n’y a qu’un tout petit pas. L’autre moitié croit à la vertu exemplaire de la sanction pénale: seule l’épreuve du procès et la menace d’une condamnation – Hoeness risque la prison ferme, car les montants soustraits sont élevés – peuvent dissuader les «gros poissons» de voler la collectivité.

Aujourd’hui, le «règlement du passé» se fait au cas par cas. Les fraudeurs allemands titulaires de comptes non déclarés se dénoncent en cortège pour échapper à une procédure judiciaire – un automatisme controversé. Les banques suisses qui ont apporté leur aide à la mécanique bien huilée de l’évasion fiscale passent à la caisse: Julius Baer a signé l’armistice pour 50 millions d’euros; Credit Suisse a payé 149 millions; UBS négocie encore son ardoise qui sera, prédit-on, la plus élevée jamais payée en Allemagne par une banque dans ce contexte – entre 180 et 200 millions d’euros.

Rien qu’en 2012, l’Allemagne a ouvert 70 000 enquêtes pour soupçons d’évasion fiscale. Des peines de prison avec sursis portant sur un total de 2340 années ont été prononcées; des amendes infligées pour un volume de 56,3 millions d’euros. A quoi s’ajoute le produit des redressements fiscaux: en moyenne 58 000 euros par cas.

Dans un récent rapport, des experts fiscaux allemands mettent toutefois en garde contre les coûts élevés de la chasse aux fraudeurs, qui relativisent l’efficacité de la voie judiciaire. Quant aux inspecteurs fiscaux, ils déplorent avoir toujours une guerre de retard sur des fraudeurs mobiles et habiles à exploiter la moindre faille du système fiscal.

Ces constats apportent, tardivement, de l’eau au moulin de Rubik, mais ils n’ont pas l’impact du procès Hoeness. L’affaire est entendue: Rubik est enterré, mort de sa belle mort. L’OCDE accélère la mise en place de l’échange automatique d’informations. Même les banquiers suisses l’ont admis. Avoir raison seul ne mène nulle part.

Les souverainistes suisses méditeront cet exemple, eux qui assurent, dans le contexte de l’après-9 février, que la Suisse pourra rallier l’Union européenne à ses vues. Les solutions pour restreindre la libre circulation des personnes sans violer nos engagements bilatéraux seraient à portée de main. Allons, un peu de bonne volonté et beaucoup de fermeté suffiront à avoir raison des réticences européennes.

Les mêmes souverainistes affichaient le même optimisme quand ils faisaient capoter l’accord aérien négocié avec l’Allemagne. On allait voir ce qu’on allait voir. On a vu. Dix ans ont passé et, comme pour Rubik, la Suisse n’a rien obtenu. Au contraire, conséquence de son entêtement à vouloir avoir raison à tout prix, elle ne fait que s’adapter à des règles qui lui sont défavorables, et que d’autres définissent sans elle.

Aux fraudeurs

comme Hoeness, Rubik garantissaitune régularisationen toute discrétion

Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.