En Russie, l’empire des simulacres
OPINION
OPINION. L’Etat russe s’est fabriqué un improbable hybride mémoriel mêlant grandeur impériale et grande guerre patriotique. L’histoire est réécrite, falsifiée et instrumentalisée et cette déréalisation du passé ravive les conflits mémoriels entre pays, note Luba Jurgenson, professeure à Sorbonne Université, vice-présidente de l’association Mémorial France

Après quatre séries de débats consacrés à la justice internationale, aux addictions, à l'Afrique, et à la sécurité, c'est au tour de Korine Amacher, professeure d’histoire russe et soviétique à l’Université de Genève, de donner la parole à celles et ceux qui ont consacré leur vie à étudier l’histoire, la culture, la littérature, l’art et les sociétés d’Europe centrale et orientale.
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En Russie, le passé est imprévisible, dit-on. Falsifiée et instrumentalisée tout au long de l’histoire soviétique et aujourd’hui par Poutine – Historien en chef (titre du dernier ouvrage de Nicolas Werth) –, la mémoire y est façonnée dans une visée résolument impériale, dont la critique est désormais un délit.
La guerre en Ukraine sonne le glas de trois décennies qui ont suivi l’émergence d’Etats indépendants à la place des anciens «pays de l’Est» et des républiques soviétiques. A l’époque, les Etats affranchis en quête d’identités nationales avaient procédé à l’élaboration de nouveaux récits sur le passé, rompant avec la vision d’une heureuse famille de peuples socialistes. Une mémoire douloureuse des violences subies (ou infligées) a fait surface au sein de ces sociétés nouvelles. Tandis que la Russie érigeait la «Grande Guerre patriotique» en mythe fondateur remplaçant celui, soviétique, de la Révolution, ses anciennes colonies et pays dits «satellites» mettaient en avant les répressions de la période communiste, refusant de considérer l’annexion (des pays baltes ou de l’Ukraine occidentale) ou la tutelle forcée (du bloc de l’Est), à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, comme une libération.
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Les rues portant les noms de dirigeants communistes étaient débaptisées, les monuments soviétiques déboulonnés, les résistants antisoviétiques réhabilités et glorifiés, en dépit des crimes qu’ils avaient pu commettre (comme les «soldats maudits» en Pologne) et des épisodes de collaboration avec l’Allemagne nazie qui entachaient la biographie de certains (Stepan Bandera en Ukraine occidentale). Faute de procès condamnant les crimes du communisme, minimisés par les autorités russes – qui n’ont par exemple jamais admis le caractère spécifique de la famine des années 1931-1933 en Ukraine – les processus de décommunisation en Europe médiane se sont inscrits dans une longue histoire de la colonisation par la Russie; ils furent interprétés de l’autre côté de la frontière comme «fascisants», accusation qui s’est transformée en une campagne de désinformation et de propagande ciblée à partir des événements de Maïdan (2014), présentés comme l’œuvre de néonazis soutenus par les Etats-Unis.
Dans ces conflits, la Russie se positionnait paradoxalement à la fois comme héritière de l’URSS et de l’Empire russe, gardienne des valeurs incompatibles et pourtant amalgamés de ces deux hypostases étatiques. Elle a en effet entrepris, depuis les années 2000, de créer cet hybride mémoriel jusque-là inimaginable, tissant une pseudo-continuité historique depuis l’avènement de la dynastie des Romanov, cimentée par la grandeur de l’Etat russe, et dont l’apogée serait la «Grande Guerre patriotique». Ce récit mobilise un immense dispositif: les médias, l’université, la muséographie (jusqu’aux musées d’histoire alternative où les défaites sont converties en victoires), un appareil coercitif chargé de réprimer toute «falsification de l’histoire» ; mais aussi la mode rétro pour les chansons soviétiques, la déco soviétique, la peinture soviétique et jusque dans la cuisine…
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C’est sur ce fond de «soviétisation» du passé impérial et de l’«impérialisation» de l’URSS que la mémoire est devenue une arme symbolique avant l’usage des armes réelles. Dans son discours du 21 février 2022, deux jours avant le déclenchement de la guerre, Poutine «rappelait» que l’Ukraine était une création des bolcheviks (vus comme des traîtres), niant sa légitimité en tant qu’Etat national et affirmant que Russes, Ukrainiens et Biélorusses formaient historiquement un même peuple. En amont de ce discours, qui rappelait celui de Molotov prononcé au moment de l’invasion conjointe de la Pologne par les armées d’Hitler et de Staline en septembre 1939, les autorités russes devaient s’assurer qu’aucune voix discordante ne viendrait contrer cette version: le 28 décembre 2021 a été dissoute l’association Memorial International qui, depuis la perestroïka, menait un travail de recherche sur les crimes soviétiques et notamment staliniens, créant un fonds d’archives unique, réalisant une trentaine d’expositions, rassemblant une bibliothèque de plus de 40 000 volumes sur les répressions. Conscient du lien entre les violences du passé et celles du présent, Memorial avait toujours associé mémoire et droits humains: il devait donc être liquidé pour laisser place au mensonge et à la répression.
L’empire des simulacres peut dorénavant s’épanouir, entre les grandioses reconstructions kitsch des épisodes de la «Grande Guerre patriotique» et les images d’Ukrainiens accueillant les Russes à bras ouverts diffusées sur la première chaîne de télévision: la déréalisation du passé va de pair avec celle du présent. Mais les bombes et le sang sont, eux, bien réels.
Luba Jurgenson est écrivaine, traductrice, professeure à Sorbonne Université, vice-présidente de l’association Mémorial France. Ses recherches portent sur la mémoire des violences extrêmes, en particulier celle des répressions politiques en URSS. Dernière publication: Le Semeur d’yeux: Sentiers de Varlam Chalamov (Verdier, 2022).
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