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Sarkozy, voyage au bout de l'ambition

L'enfant terrible de la droite française s'est lancé officiellement dans la course présidentielle. Mais sa boulimie de pouvoir effraie autant qu'elle fascine.

Tous les lundis, un rituel immuable se déroule au quartier général de l'Union pour un mouvement populaire, le parti majoritaire de la droite française. Dans cet immeuble parisien aménagé comme le siège d'une grande entreprise, les porte-parole de l'UMP tiennent leur briefing hebdomadaire devant quelques journalistes. Dans la salle, au premier rang, un homme cravaté, aux cheveux longs, les observe d'un œil acéré.

Frédéric Lefebvre, c'est son nom, est un des plus proches conseillers de Nicolas Sarkozy, qui préside l'UMP depuis deux ans. Si les porte-parole s'écartent, même de façon infime, de la règle de langage fixée par le parti, il les corrige aussitôt en leur passant un bout de papier griffonné. C'est un signe qui ne trompe pas: ici, comme ailleurs dans la machine UMP, «Nicolas» contrôle tout, commande tout, même si c'est à distance.

En trente ans de carrière politique, l'enfant terrible de la droite, aujourd'hui âgé de 52 ans, est sans doute devenu l'homme le plus puissant de France. En tant que ministre de l'Intérieur, il est numéro deux du gouvernement, chef de la police et du corps des préfets, rouage essentiel de l'administration. En tant que président des Hauts-de-Seine, le département le plus riche du pays, il est le représentant naturel des multinationales installées dans les tours de la Défense, tout près de son fief de Neuilly. Sous son impulsion, l'UMP est devenue le plus grand parti français, avec plus de 300000 adhérents. Grâce à un entregent peu commun, il a tissé ses réseaux dans les milieux les plus divers. Chez les musiciens, les intellectuels ou les patrons de presse, ses amis sont partout.

Pour réaliser l'ambition de sa vie, il ne lui manque plus que le pouvoir suprême. Jeudi, Nicolas Sarkozy s'est officiellement porté candidat à l'investiture de son parti pour l'élection à la présidence de la République. Ce moment était attendu depuis fin 2003, lorsque le ministre de l'Intérieur avait déclaré à la télévision qu'il pensait à la présidentielle, et «pas seulement en [se] rasant» le matin.

En réalité, Nicolas Sarkozy a consacré presque toute son existence à ce but ultime. Il est, littéralement, né de droite: la rue où il voit le jour, en janvier 1955, se trouve dans les beaux quartiers de l'Ouest parisien, cœur sociologique de la bourgeoisie française. Son père Pal, volage immigré hongrois qui a fui le communisme, déserte bientôt le domicile familial. Quoique choyé par sa mère, Nicolas Sarkozy aurait gardé de mauvais souvenirs d'une enfance marquée, confiait-il au Monde en octobre 2002, par des «humiliations» de nature non précisée. De ses jeunes années, le futur ministre a gardé un côté espiègle, une certaine agressivité envers les «grands» qui l'embêtent et un penchant pour les sucreries, macarons, puis chocolats, dont il a tendance à abuser.

A tout juste 20 ans, Nicolas Sarkozy connaît son premier grand frisson politique lors d'un meeting du Rassemblement pour la République que vient de fonder Jacques Chirac. «C'est la première fois que je [ressentais] une véritable émotion collective», a-t-il expliqué dans un documentaire récemment diffusé sur France2.

Très vite, Nicolas Sarkozy gravit les marches qui conduisent au sommet. En 1983, à 28 ans, il devient maire de Neuilly. C'est à ce poste qu'il éprouve, dix ans plus tard, une des plus fortes émotions de sa vie. Un forcené qui se fait appeler «Human Bomb» prend une classe en otage dans une école. Nicolas Sarkozy négocie avec lui et se fait remettre plusieurs enfants en usant de sa force de persuasion («donnez-moi le petit Noir»). «Je suis rentré neuf fois dans la classe pour sortir un gosse [...]. Neuf fois, j'ai été un homme différent», explique Nicolas Sarkozy dans une interview où il expose sa philosophie personnelle*.

Cet entretien offre un rare aperçu des valeurs un peu nietzschéennes qui fondent le sarkozysme. «La vérité d'un homme n'est pas dans ce qu'il dit, mais dans ce qu'il fait, affirme-t-il. Il y a des gens qui disent: «J'aimerais être écrivain» ou «Si j'avais le temps, j'écrirais un livre». Ceux-là n'écriront jamais. C'est la différence entre la velléité et la volonté. Celui qui veut faire ne se pose pas la question de comment le faire. [...] Je n'ai jamais demandé comment on faisait pour faire de la politique, personne n'en faisait chez moi. J'en ai fait.»

A ce culte de la volonté correspond un goût certain de l'effort. Nicolas Sarkozy s'inflige de longues séances de jogging, boit du jus d'orange et se couche tôt. Sa femme Cécilia, revenue à ses côtés après la crise conjugale du printemps 2005, veille sur sa ligne.

Dans son travail, la performance est au rendez-vous. «C'est un type qui a l'intelligence immédiate du rapport de force politique et qui jauge très bien les gens, explique un fonctionnaire du Ministère de l'intérieur. Il sait déléguer, choisit les meilleurs et les laisse s'occuper des dossiers qui ne l'intéressent pas. Grâce à sa formation d'avocat, il examine les problèmes sans a priori et il écoute les autres.»

Pourtant, son bilan reste controversé. Depuis 2002, Nicolas Sarkozy a certes modernisé et musclé la police - il rêve de la doter d'hélicoptères, de lecteurs de plaques minéralogiques et d'instruments biométriques pour traquer les «voyous» - mais, malgré une baisse globale de la délinquance, la hausse des violences physiques s'est poursuivie. En revanche, son bref passage au Ministère des finances semble n'avoir laissé que de bons souvenirs aux milieux d'affaires. L'ancien dirigeant du patronat français, Ernest-Antoine Seillières, l'avait même surnommé le «Zidane de l'économie».

Avec son culot, son ambition et sa soif d'adrénaline, Nicolas Sarkozy est devenu le porte-étendard d'une France aux dents longues, pour qui le succès et la richesse n'ont rien de honteux, et qui n'en peut plus des carcans imposés par le vieux système étatiste de l'après-guerre. «Je pense qu'il rêve d'un modèle de société plus proche des Etats-Unis, mais il sait que la France n'est absolument pas prête», estime le journaliste Serge Raffy, auteur d'un livre** sur la guerre entre Nicolas Sarkozy et le clan chiraquien.

Car, pour ses adversaires, le «rêve» du ministre de l'Intérieur est un cauchemar. Les chiraquiens orthodoxes lui reprochent ses instincts libéraux, atlantistes et communautaristes (il prône la «discrimination positive» et a pris des mesures ciblées en faveur des musulmans ou des Antillais). Il est devenu la tête de Turc de la gauche. Son face-à-face avec les «jeunes des cités» a pris un tour très personnel depuis qu'il a promis de «nettoyer au Kärcher» les banlieues. Un rapport officiel commandé par son rival, le premier ministre Dominique de Villepin, vient de rappeler le rôle que ses propos ont pu jouer lors des émeutes de l'automne 2005***. Certains sociologues lui reprochent de n'avoir jamais dit un mot sur les brutalités policières en banlieue.

Il y a aussi une inquiétude plus diffuse, que suscite sa personnalité même. On le trouve parfois impulsif, paranoïaque, nerveux. Des interlocuteurs surpris l'ont vu engloutir des monceaux de pistaches en jetant les coques sur le tapis. Il passe beaucoup de temps à écrire des SMS en plein conseil des ministres. Les journalistes politiques ont appris à se méfier de son influence sur les rédacteurs en chef: «C'est quelqu'un qui raisonne en noir et blanc, explique l'un d'eux. Il pense qu'on est soit avec lui, soit contre lui.» Un livre a été pilonné et un rédacteur en chef de Paris Match évincé pour s'être intéressé de trop près à la vie sentimentale de son épouse.

«S'il parvient au second tour, l'élection présidentielle se transformera en référendum sur sa personne, et il perdra», pronostique Jean-Marc Lech, le président de l'institut de sondages Ipsos. Nicolas Sarkozy est bien conscient du risque et, depuis juin dernier, il essaie d'arrondir les angles. Ses discours mêlent désormais éléments d'inspiration libérale (supprimer les charges sur les heures supplémentaires ou l'impôt sur les successions) et consonances plus «sociales»: critique des «patrons voyous», défense du droit au logement. Dans sa déclaration de candidature, parue ce jeudi dans des journaux français, il met l'accent sur des notions réconfortantes («confiance et respect») tout en rejetant les étiquettes de libéral («je ne suis pas un idéologue») et de conservateur («je crois au mouvement»).

Du coup, un doute nouveau a surgi. Nicolas Sarkozy a-t-il des convictions fermes, ou varie-t-il au gré des circonstances? Veut-il vraiment réformer la France, ou s'accommodera-t-il du statu quo pour rester confortablement au pouvoir?

D'ici à l'élection présidentielle, il lui reste cinq mois pour rassurer sans s'affadir, incarner la «rupture» sans effrayer la majorité des Français. Ses talents de politicien hors pair ne seront pas de trop pour résoudre cette périlleuse équation.

* Le Meilleur des mondes, Denoël, automne 2006.

** Serge Raffy, La Guerre des trois, Fayard, 2006.

*** Centre d'analyse stratégique, Enquête sur les violences urbaines, Paris, novembre 2006.