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L’utopie n’est pas le propre des inutiles songe-creux; elle est le propre de l’homme qui pense, comme une pulsion permanente qui le pousse à connaître, à inventer, à créer, écrit le doyen de la Faculté des lettres de l’UNIL, François Rosset, à l’occasion de la nouvelle année académique

Pour les sciences humaines: éloge de l’utopie
Le mot «utopie» résonne partout autour de nous. Le plus souvent, il est utilisé sur un mode dépréciatif pour désigner les faiblesses d’un projet irréalisable, les rêveries de tels hurluberlus, voire les séductions conçues par l’imagination quand elle échappe à la police de la raison. Si l’on en parle avec chaleur, c’est en général dans l’ordre de l’«événement», lorsqu’il s’agit de promouvoir une exposition, une publication, une manifestation populaire ou savante. Et ces dernières sont fréquentes; l’utopie fait recette, elle intéresse, elle plaît, comme plaisent toutes les invitations au voyage, au dépaysement, à l’ailleurs. Mais si l’on veut bien concéder une certaine honorabilité à l’escapade, il ne faudrait quand même pas oublier que nous sommes bien ici, pas ailleurs. C’est ici, dit-on, que nous sommes comme il faut, c’est-à-dire: utiles, productifs et reconnus.
Or, c’est bien mal connaître l’histoire de l’utopie et se méprendre sur son sens profond que de soumettre son examen à une vision de l’existence humaine qui consisterait seulement à comptabiliser et qualifier les productions utiles et reconnues. Depuis que l’homme a pensé, il a pensé sa condition dans le monde et, aussitôt, il a imaginé et formulé l’hypothèse d’une autre condition dans un autre monde. Les plus anciens témoignages de l’expression humaine nous donnent à voir ou à imaginer des au-delà, des paradis, des âges d’or.
L’utopie ne portera son nom qu’à partir du début du XVIe siècle mais, dès les origines, elle est en germe dans toute interrogation posée par l’homme sur lui-même, sur sa destinée et sur son environnement. Comme si la possibilité d’un ailleurs était consubstantielle à toute réflexion sur l’ici et le maintenant. L’utopie n’est donc pas le propre des inutiles songe-creux; elle est le propre de l’homme qui pense, comme une pulsion permanente qui le pousse à connaître, à inventer, à créer.
A l’université, nous sommes assez bien placés pour savoir que le succès dans la recherche repose justement sur ces trois piliers: la connaissance, l’invention, la création. Les pas décisifs, ceux qui permettent de dépasser le déjà fait, déjà vu, déjà connu, ne peuvent pas s’accomplir sans l’impulsion de ces facultés humaines qui permettent de voir ce qui n’est pas (encore).
Les grands auteurs d’utopies n’ont pas tous été des savants, mais ils ont mobilisé ces facultés pour montrer toutes les promesses du possible. Ainsi, on ne s’étonne pas de voir un romancier comme Tiphaigne de La Roche inventer, en 1760, la technique de la photographie en couleurs sur l’île imaginaire de Giphantie. On a oublié que quand Rousseau fut qualifié de malfaisant rêveur en concevant Le Contrat social , il avait en réalité établi les principes de délégation, de partage et de contrôle du pouvoir sur lesquels reposent toutes les démocraties modernes. Quant à l’orientaliste Anquetil-Duperron, il imaginait, vers 1771, une académie du savoir universel avec des agents disséminés dans le monde et réunis par un système rigoureux de collecte et de transmission des connaissances, selon le principe appliqué aujourd’hui, avec plus ou moins de bonheur, par l’aventure de Wikipédia, les organisations de crowdsourcing et les réseaux de toutes espèces.
Mais les utopistes ne sont pas seulement des anticipateurs. Quand on voit défiler les titres des travaux de maîtrise ou de doctorat réalisés par nos étudiants, on se sent transporté dans un autre monde, un monde où l’on s’intéresse aux grafittis reconnaissables sur des peintures murales antiques, aux testaments des évêques de Lausanne au XIVe siècle, à l’univers esthétique de poètes anglais contemporains et non pas prioritairement au cours des valeurs boursières, aux progrès de telle épidémie, aux turpitudes politico-militaires de la planète ou aux frasques des héros de bas étage. Un monde où l’on passe son temps à conduire des recherches et à élaborer des réflexions qui ne se vendent pas bien cher, qui ne promettent pas la gloire sur les écrans et dans les journaux gratuits et qui, pour tout dire, ne servent à rien, du moins pour ceux qui croient seulement à la rentabilité chiffrée et à l’utilité pratique.
Pour apprécier la juste valeur de ces travaux et du milieu dans lequel ils ont été réalisés, on peut remonter à une gravure très célèbre qui a servi de frontispice à la deuxième édition de L’Utopie de Thomas More imprimée à Bâle en 1518. En la regardant, il ne faudrait pas limiter son attention à l’île d’Utopie, avec ses propriétés apparentes; il faut voir aussi les bateaux, qui figurent le lien entre ce monde imaginé et celui d’où il est imaginé et surtout, il faut accorder toute son attention aux deux personnages qui figurent en bas à gauche: Thomas More lui-même et son interlocuteur, le voyageur qui aurait découvert l’île d’Utopie et qui en fait la description détaillée à son retour à Anvers. L’utopie, du moins celle que nous représentons d’une certaine façon dans une faculté de lettres, ce n’est pas seulement une île, produit de l’imagination, c’est l’ensemble de ce dispositif où l’ailleurs ne se représente pas sans une évocation de l’ici, le tout étant l’objet de discussion, de réflexion distanciée par des hommes qui sont voyageurs, philosophes, écrivains. Car on peut remarquer que le personnage représentant Thomas More lui-même […] tient sous le bras un livre, l’objet par lequel se concrétise la médiation entre l’expérience, la pensée, les visions des individus et la communauté des lecteurs. […]
En comprenant ainsi l’utopie, il devient plus facile de revendiquer, pour une faculté telle que la nôtre, notre affinité fondamentale et intrinsèque avec elle. Les lois qui régissent cette utopie ne concernent pas le comportement des citoyens en société, l’ajustement des peines aux délits, la régulation des rapports humains, l’organisation du pouvoir, etc., mais elles établissent les modalités de nos rapports de sujets pensants aux objets qui nous entourent. En d’autres termes, disons que la formation dispensée à nos étudiants vise à leur donner le bagage et les instruments nécessaires pour observer ce qui est, inventer ce qui n’est pas encore et penser ce que l’on fait quand on observe et quand on invente. Ou encore, disons que ce ne sont pas tant les mondes observés et inventés qui importent, mais l’observation et l’invention de ces mondes.
Car les mondes inventés, l’histoire de l’utopie nous a appris à nous en méfier. Surtout quand ils prétendent à la perfection. Le Candide créé par Voltaire s’est extasié devant les prestiges inconcevables de l’Eldorado, mais il s’est empressé d’en déguerpir à la première occasion. Les mondes parfaits ont pour propriété bien connue d’anéantir l’homme par leur perfection même. Loin donc de nous l’idée de constituer l’Anthropole* en république autonome, réservée aux lettreux et vouée à leur bonheur absolu. Nous sommes déjà suffisamment inquiets de voir s’imposer dans notre environnement un quadrillage et une standardisation toujours plus impérieux, qui risquent de rendre nos belles institutions si parfaites qu’elles en deviendront invivables. C’est pourquoi nous avons choisi notre place sur la gravure et nous la défendons: à distance, dans un coin inférieur du tableau, d’où l’on peut à la fois déployer tous les univers pensables, les observer, les décrire, les mesurer, les évaluer, les interroger, les discuter, les refaire autrement ou les abolir. Là où l’on est non pas utopiste, mais sujet critique d’utopie.
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