En écho aux recommandations formulées par le ministère japonais de l’éducation aux universités publiques de couper drastiquement dans les budgets dévolus aux sciences humaines et sociales (SHS) en raison de leur manque supposé de «productivité» (et sans doute, plus fondamentalement, en raison du foyer de contestation du pouvoir qu’elles représentent), un argument similaire a été brandi en Suisse durant la récente période électorale. Ce type de formation académique constitue, on le sait, une cible facile en ce que la discussion de ses objectifs implique de se confronter à une certaine complexité du monde contemporain qui demeure inintelligible dès lors que l’on s’en tient à une vision simplificatrice. Si une formation comme celle des Lettres – sur laquelle je mettrai l’accent ici – ne conduit pas à un goulet d’étranglement en l’espèce d’un métier taillé sur mesure, c’est afin de privilégier un épanouissement personnel, le développement d’un esprit critique et d’un sens de la synthèse ainsi que de compétences rédactionnelles et communicationnelles qui répondent en fait à tout un faisceau d’activités professionnelles. Les sciences humaines font plus qu’offrir des savoirs: elles livrent des outils pour construire ces savoirs et les situer dans leurs généalogies et leur contexte. Ces compétences peuvent paraître plus fécondes pour penser et bâtir «l’Avenir suisse» que les injonctions platement utilitaristes – et en l’occurrence mal documentées – formulées par la fondation homonyme (voir Le Temps du 9 octobre 2015).

A notre époque de massification de la communication écrite et orale, des messages audiovisuels et de l’archivage numérique des données, les savoirs et méthodes des sciences humaines, pluridisciplinaires voire plurilingues comme elles le sont en Suisse, n’ont probablement jamais été d’une telle «utilité» (pour adopter provisoirement une logique strictement économique qui s’avère impropre à rendre compte des missions de la formation académique), alors que les collaborations des chercheurs des universités avec la cité et de nombreuses institutions se sont intensifiées par ces biais. Bien que le professeur Ola Söderström ait exposé de manière fort convaincante l’été passé, dans les pages du Temps, combien les arguments avancés contre les SHS étaient fallacieux et participaient d’une «politique de l’ignorance nécessaire au succès de l’UDC», il me paraît important, en cette période post-électorale favorable à l’amnésie, de souligner à nouveau combien de telles formations universitaires sont en prise avec les réalités d’aujourd’hui.

Tordons le cou à certains clichés: l’argument voulant que le marché n’ait guère besoin d’étudiants en SHS est démenti par les statistiques d’employabilité, c’est-à-dire par le principal critère dont arguent leurs détracteurs. En effet, les chiffres diffusés par l’Office fédéral de la statistique (OFS) à la suite d’une enquête menée en 2013 auprès de jeunes diplômés révèlent que les compétences des personnes formées en SHS coïncident avec les besoins du tissu économique suisse, le taux de chômage s’y révélant identique à la moyenne de l’ensemble des formations universitaires. Söderström notait que le taux de chômage des diplômés de SHS cinq ans après leur diplôme (2,8%) était même inférieur à celui des diplômes en sciences exactes et naturelles (3,8%), tandis que le salaire moyen est strictement identique. Si l’on prend les chiffres plus spécifiques à l’Université de Lausanne extraits des mêmes statistiques de l’OFS afin de considérer le taux de chômage une année seulement après l’achèvement du Master, on observe que ce taux se monte à 5% pour les diplômés issus d’une formation en Lettres, alors qu’il est de 11% pour les diplômés de sciences économiques, et que la moyenne, tous parcours académiques confondus, est de 6%. Si les résultats des différentes facultés se tiennent ainsi dans un mouchoir de poche, c’est que chacune d’elles répond, à sa manière, aux besoins fort diversifiés de notre société, et à des choix en termes de parcours de vie; il faut s’en réjouir, plutôt que de se borner à vouloir canaliser les diplômés dans des voies balisées qui tendent à exclure l’ouverture à la nouveauté.

On observe par conséquent que l’argument de «l’inutilité» des SHS n’est pertinent à aucun égard; il témoigne avant tout d’un aveuglement inquiétant, à l’heure où nombre d’enjeux politiques et sociétaux demandent plus que jamais de replacer l’être humain au cœur des réflexions.

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