Avant d’être un concept inscrit dans la loi, le secret bancaire était une pratique qui allait de soi. La discrétion dont le banquier faisait preuve au sujet de ses clients était considérée comme centrale, nécessaire et légitime. Le législateur ne s’en mêlait pas. Une série de faillites bancaires ébranlèrent toutefois le parlement: épargnants et investisseurs devaient être protégés contre les conséquences de pareils événements. Entre 1909 et 1914, quelque 70 établissements, locaux ou régionaux, avaient disparu, fusionné ou avaient accusé des pertes colossales. L’incompétence ou la fraude en étaient souvent l’explication. Il était temps de combler le vide juridique qui avait permis ces catastrophes et d’établir des règles de bonne gouvernance professionnelle.

Le conseiller fédéral radical Edmund Schulthess confia la préparation d’un projet de loi à Julius Landmann, un professeur allemand de l’Université de Bâle spécialisé dans l’histoire de la finance. En 1916, le texte était prêt. Il prévoyait l’octroi d’une licence fédérale pour l’exercice d’une activité bancaire, un mode de comptabilité lisible et commun à tous les établissements, l’obligation de publier un bilan et des règles pour la constitution des organes de direction. Il introduisait surtout un office fédéral des banques et une commission de surveillance. «Tout escroc notoire sortant de prison peut fonder une banque par actions et prendre ses acolytes pour directeurs ou administrateurs», expliqua Landmann pour justifier sa loi. Celle-ci fut cependant attaquée comme contraire aux intérêts de la place financière suisse. «Si le projet était accepté, on mettrait les autorités ou l’auditeur en mesure d’inspecter chaque compte, ce qui compromettrait la confidentialité professionnelle, les déposants étrangers seraient découragés», s’écria la Banque nationale suisse.

Ces années-là, la France, l’Allemagne et d’autres belligérants levaient des capitaux dans la Suisse neutre et de nombreux particuliers venaient y déposer leur argent, à l’abri des lourds impôts de reconstruction prévus chez eux. Le Conseil fédéral, désireux de protéger ce marché, fut sensible aux arguments des banquiers. Fin décembre 1916, il enterra cavalièrement le projet Landmann, sans même le publier.

Le parlement prenait aussi des initiatives. En 1915, à l’occasion du débat sur l’impôt de guerre, le socialiste Ryser avait demandé que les banques fournissent au fisc «toutes les informations nécessaires à l’établissement juste de la situation des contribuables». Le leader du Parti démocrate à Zurich, Emil Zurcher, avait été d’accord avec lui. Le Parti catholique conservateur s’en était étranglé. Son porte-parole, Alfons von Streng, avait parlé d’«inquisition» et réclamé que le «secret bancaire» fût protégé non seulement tacitement mais «consciemment». La proposition socialiste avait été repoussée par 97 voix contre 19.

En 1919, coup de théâtre: l’Allemagne républicaine abolit le secret bancaire. Les socialistes suisses la prirent en exemple. En février 1920, ils se découvraient des alliés: le nouveau Parti des paysans, artisans et bourgeois (PAB), l’ancêtre de l’UDC, les suivait avec ses 29 députés dans leur volonté de renforcer le contrôle de l’Etat sur les banques. Il y voyait un moyen de freiner l’exportation des capitaux, responsable selon lui de la hausse du prix du crédit. D’une manière générale, le PAB n’aimait pas les banques et la «haute finance», coupables de jeter par les fenêtres l’argent «épargné sou après sou» par le «Mittelstand» qu’il représentait. L’alliance inattendue du PS et du PAB n’empêcha pourtant pas le nouveau projet socialiste d’échouer par 59 voix contre 104.

La discussion sur le secret bancaire disparut de l’agenda politique suisse après l’échec encore plus cuisant devant le peuple, en 1922, de l’initiative sur l’impôt sur la fortune, rejetée par sept Suisses contre un.

Quand le débat reprit, au début des années 1930, ce n’était plus pour abolir le secret bancaire mais pour l’inscrire dans la loi: une suite d’affaires d’espionnage de banques par la France, l’Angleterre ou l’Allemagne nazie avait fait naître en Suisse, y compris à gauche, un sentiment de vulnérabilité nationale et, du même coup, un réflexe de solidarité.

Source: Robert Urs Vogler, Swiss Banking Secrecy: Origins, Significance, Myth, Association for Financial History, Vol. 7, Zurich, 2006.

Il était une fois

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