Jour après jour après le violent séisme qui a endeuillé le haut plateau tibétain, alors que s’allonge la liste des morts, que les secours s’organisent vaille que vaille et que la fumée des bûchers funéraires obscurcit un ciel naguère d’une rare pureté, une autre bataille est d’ores et déjà engagée où la politique mène le jeu. Et les dirigeants d’ici et d’ailleurs qui se sont précipités pour envoyer des messages de condoléances au président chinois doivent se rendre à l’évidence qu’ils auraient été tout aussi bien inspirés d’en présenter au dalaï-lama et aux Tibétains, principales victimes de ce coup de colère tellurique.

Les autorités chinoises elles-mêmes sont maintenant forcées de reconnaître que pour des secours efficaces sur place et dans les hôpitaux des villes des alentours qui accueillent d’innombrables blessés, il faut recourir à des interprètes, les étudiants tibétains se trouvant en Chine s’étant spontanément offerts à servir d’intermédiaires. Quant aux titres de la presse internationale concernant le «séisme en Chine», ils traduisent à leur manière soit une déplorable méconnaissance de la géographie ou une incapacité à lire des cartes, soit l’extrême sensibilité des responsables chinois à tout ce qui touche au Tibet. Et mieux vaut ne pas s’appesantir sur de curieuses expressions du genre «le premier ministre s’entretient avec une Chinoise tibétaine» ou «un secouriste aide un Chinois d’ethnie tibétaine», qui ne font qu’ajouter l’insulte à la souffrance. A croire qu’il existe dorénavant une consigne générale imposant le «chinoisement» correct. Drame accentuant la tragédie, on en vient à nier aux victimes leur identité, succombant ainsi à une propagande perverse cherchant à assimiler de force un voisin militairement occupé il y a six décennies qui défend son altérité et ses propres valeurs en évitant la violence.

La confusion savamment entretenue sur l’appellation des lieux – Jyekundo selon le nom historiquement utilisé devenu Yushu en mandarin, ou le Kham et l’Amdo disparus au profit du Qinghaï imposé en 1965 lors du démembrement administratif du territoire tibétain en vue de la création officielle de la Région autonome du Tibet – témoigne d’une volonté d’appropriation de l’espace pour effacer la mémoire de l’histoire locale. L’arrivée sur place d’abord du premier ministre Wen Jiabao, dont la réputation n’est plus à faire de «visage compatissant» du pouvoir, puis du président Hu Jintao rentré du Brésil «afin de prendre en main la direction des secours» illustre également la sensibilité du régime à tout ce qui touche ces marches lointaines et délaissées dont la propagande officielle ne cesse de vanter le bien-être apporté à des populations arriérées et «libérées du servage». Les Tibétains, eux, retiennent que les premiers à leur porter secours ont été les moines accourus de divers monastères, ce qui n’est pas forcément du goût des autorités. Ils n’ont pas oublié non plus que Hu Jintao a fait ses armes comme proconsul au Tibet, où sa politique répressive lui avait valu en 1989 le surnom de «boucher de Lhassa».

C’est aussi un rappel opportun du but réitéré de la direction du Parti communiste qui proclame le caractère prioritairement politique du développement du Tibet visant à «assurer la stabilité et la sécurité par un contrôle central accru en vue d’une plus grande assimilation du Tibet dans un Etat chinois unifié». Une récente recommandation précisant la nécessité de tenir compte des «caractéristiques locales» dans cette politique ne fait rien à l’affaire, et n’a pas vraiment convaincu les principaux intéressés. Dans cette contrée foncièrement tibétaine et qui entend le rester, les survivants du séisme craignent que les soldats arrivés sous couvert de secours ne s’installent à demeure pour renforcer la surveillance, remarquant que les immeubles officiels et les quartiers résidentiels sont prioritaires, aux dépens des urgences des plus mal lotis. Non seulement les écoles ont beaucoup souffert, comme ce fut le cas en 2008 lors du tremblement de terre au Sichuan, mais surtout les «villages socialistes» où les nomades ont été sédentarisés de force par dizaines de milliers n’ont résisté ni au séisme ni aux répliques. Et les survivants préfèrent regagner collines et montagnes vivre sous tente plutôt que de rester sous un toit dans des villes où ils sont des parias.

La communauté exilée, qui a accueilli ces dernières années nombre de jeunes réfugiés de ces régions fuyant précisément la sédentarisation ou les campagnes de rééducation patriotique dans les monastères, recueille et recoupe des informations faisant état d’un certain ressentiment diffus contrastant avec les nouvelles officielles, alors qu’une lettre des sinistrés au président chinois demande que le dalaï-lama soit autorisé à se rendre sur place pour les réconforter.

C’est donc bel et bien un nouvel épisode du combat pour le Tibet qui se livre dans le sillage de ce séisme, comme pour rappeler le constat désabusé de Mao apprenant l’arrivée sain et sauf du jeune dalaï-lama en Inde en mars 1959: «Nous avons gagné la bataille de Lhassa, mais perdu la guerre.»

Auteure de Tibet, Tibétains, Glénat, 2010.

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