C’était le jour de l’élection de Donald Trump, le 8 novembre 2016. Après des visites frénétiques de 21 logements en sept jours, alors que j’étais dans un bar de la 5e Avenue, à Manhattan, dans une ambiance fébrile, les yeux rivés sur un écran géant à attendre des résultats, j’ai reçu le coup de fil que j’attendais: j’avais décroché l’appartement de mes rêves, à Brooklyn! Le début d’une longue aventure américaine se concrétisait. Six ans plus tard, à l’heure de tourner la page, me voici en proie à un certain vertige en regardant en arrière.

Des années folles

Que ces années furent intenses, folles, journalistiquement passionnantes et enrichissantes! J’ai vécu les années Trump, les émeutes de Charlottesville d’août 2017, la pandémie de covid alors que New York, ma ville de cœur, était un des hot spots du monde, le procès Weinstein, celui d’El Chapo (avec l’épouse du baron de la drogue, désormais elle aussi incarcérée, assise juste derrière moi), ou encore la vague d’émotion et de protestations survenues après le décès de George Floyd, en mai 2020, mort asphyxié sous le genou d’un policier blanc. Puis le psychodrame de l’élection présidentielle de novembre 2020, avec un président qui refuse d’admettre sa défaite, et qui fera l’objet d’un deuxième procès en destitution. Inimaginable!

Sans oublier, bien sûr, l’attaque du Capitole du 6 janvier 2021. Qui aurait pensé qu’une telle tentative de coup d’Etat, avec des militants trumpistes en furie, prêts à tout pour empêcher la certification de la victoire de Joe Biden, et appelant à «pendre» Mike Pence, alors vice-président, puisse avoir lieu? Etre correspondante à l’étranger, c’est vivre à mille à l’heure, tous les sens en permanence en éveil, avec le sentiment de se retrouver dans une grande essoreuse, branchée sur le programme «ultrarapide».

L’adrénaline, j’en redemande. Mais je n’avais pas imaginé à quel point je serais servie par l’actualité politique. Et voilà que Donald Trump, dans le viseur de la justice, a confirmé juste après les élections de mi-mandat, qu’il visait à nouveau la Maison-Blanche en 2024. Je suis arrivée aux Etats-Unis alors que Trump était encore candidat, je repars alors que Trump est à nouveau candidat.

Les tweets de Donald Trump

Bien sûr, les Etats-Unis sont plus polarisés que jamais. Bien sûr, voir Donald Trump à l’œuvre, découdre l’héritage de Barack Obama, tuer le multilatéralisme en nuisant à l’image de l’Amérique dans le monde et afficher un climatoscepticisme prononcé avait quelque chose d’effrayant. Pendant des années, mon premier réflexe matinal était de vérifier ses tweets, qui devenaient, bien malgré moi, les baromètres de ma journée. Avec ces interrogations et défis permanents (avant la funeste attaque du Capitole): comment parler d’un président républicain imprévisible et déroutant sur plus d’un plan, qui ne cesse de redéfinir ses pouvoirs présidentiels, le plus justement possible, sans censure mais sans non plus que chacun de ses faits et gestes phagocyte le reste de l’actualité?

Quel est le dosage magique pour des lecteurs suisses, alors qu’ici je ne respirais, buvais, lisais, voyais et transpirais que du Trump? Recevoir des critiques de lecteurs, qui pour un même article me taxaient d’être une horrible gauchiste injustement dure envers Trump ou au contraire de ne pas l’être assez et lui dérouler le tapis rouge, me laissaient finalement penser que j’avais peut-être trouvé le juste milieu.

A l’été 2020, après avoir échangé avec plusieurs confrères, j’ai dû me résoudre à acheter un gilet pare-balles dans le sillage de l’affaire Floyd, tant les manifestations contre les brutalités policières se déroulaient dans un contexte tendu. J’ai vécu des situations de couvre-feu à Charleston, en Géorgie, où des soldats de la Garde nationale lourdement armés se montraient menaçants si on voulait sortir de l’hôtel après 18h. Jamais je n’aurais pensé me retrouver dans ce type de situation aux Etats-Unis.

Autre moment fort: lorsque le covid a frappé New York de plein fouet. La ville a changé de visage. Méconnaissable, vide, fermée aux touristes pendant de très longs mois. Mais c’est à ce moment que je me suis sentie plus «New-Yorkaise» que jamais. Solidarité et résilience. La cérémonie des casseroles à heures fixes sur le balcon. Et puis, cet instant où les premiers camions frigorifiques sont apparus devant l’hôpital à quelques mètres de chez moi, faute de place dans les morgues. Tous ces souvenirs s’entrechoquent.

Un adepte de Martin Luther King

Mais l’Amérique, c’est bien plus que cela. J’ai eu la chance de sillonner le pays de long en large, j’ai parcouru des dizaines de milliers de miles, du désert de Sonora dans l’Arizona aux îles hawaïennes en passant par les immenses plaines du Wyoming, l’Etat le plus trumpiste. Un de mes Etats coups de cœur: la nature y est époustouflante. J’ai traversé quantité de main streets, visité des hameaux improbables, rencontré des tas de personnages loufoques.

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J’ai eu la chance de privilégier de longs reportages pour les séries d’été. Sur la thématique du «mur» le long de la frontière mexicaine, par exemple. Ou au fin fond de l’Alaska, à Barrow, chez les Inupiats chasseurs de baleines. A Witthier aussi, où 75% des habitants vivent dans un seul et même immeuble.

J’ai pris la température de Porto Rico, cette île au statut particulier, où les habitants sont des citoyens américains, mais de seconde zone. En plein covid, j’ai effectué un road-trip de New York à Miami, aller-retour, comme un jeu de l’oie tant les Etats traversés appliquaient des réglementations différentes par rapport à la pandémie. Cerise sur le cupcake, j’ai pu interviewer l’inimitable Toni Kramer, la présidente des Trumpettes, qui ne vit pas loin de Mar-a-Lago, le club privé de son mentor.

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L’an dernier, toujours pour une série estivale, je me suis intéressée aux Amérindiens, en me rendant dans les deux Dakota, au Nevada et dans le Montana. Animée par des échanges épistolaires que j’ai eus avec Leonard Peltier, incarcéré depuis quarante-cinq ans, le plus ancien prisonnier politique du pays selon Amnesty International. Cet été, c’est un road-trip de Denver à Los Angeles que j’ai privilégié, pour partir sur les traces de l’écrivain Jack Kerouac. Une autre manière de raconter l’Amérique d’aujourd’hui, à quelques mois des élections de mi-mandat.

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Ces longs reportages ont permis des immersions en profondeur, alors que nous, journalistes, sommes tant de fois contaminés par une certaine frustration quand nous n’avons que le temps d’effleurer des sujets. Des reportages, il y en eut tant d’autres. Et surtout des rencontres. Parfois au hasard. Comme cet homme, à Atlanta. Assis dans un parc, à quelques mètres du siège de CNN, Nathan Knight tenait une pancarte: «Etre Noir aux Etats-Unis ne devrait pas être un crime. Il est temps de mettre fin aux brutalités policières».

En lui parlant, j’ai appris qu’il avait croisé le chemin de Martin Luther King en 1958, quand il avait 11 ans. Il lui avait vendu des journaux et, fasciné par le personnage, l’avait suivi, et n’a depuis cessé de se revendiquer de son héritage. Nathan Knight préside aujourd’hui la Southern Christian Leadership Conference du comté de DeKalb, une organisation cofondée par le Dr. King en 1957. Il reste habité par les violences du Ku Klux Klan. Quand il en parlait, c’était impossible de l’arrêter.

Il y a aussi eu les rencontres organisées, parfois dans un cadre strict et minuté. Comme celle avec l’actrice Natalie Portman, dans une suite de l’Hôtel Peninsula, sur la 5e Avenue de Manhattan, pour la promotion du film Jackie. La discussion en tête-à-tête avait tourné au-delà des Kennedy. Avec elle aussi, impossible de ne pas parler de Trump. J’ai également eu la chance de passer un bon moment avec le basketteur Thabo Sefolosha, pour une longue discussion à bâtons rompus sur son «américanité», son engagement contre les bavures policières anti-Noirs, ses racines et son statut de métis aux Etats-Unis.

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Dans un autre registre, j’ai adoré m’imprégner de Beattyville, dans le Kentucky. La petite ville au cœur des Appalaches aurait tout pour faire fuir. C’est une des villes blanches les plus pauvres des Etats-Unis, dévastée par la crise des opioïdes. Avec un des taux de suicides et d’overdoses les plus élevés du pays. La sinistrose totale. Sa main street est délabrée, les vitrines y sont, pour la plupart, vides et poussiéreuses. Des habitants errent, les visages gris, la démarche hésitante.

Si j’y suis allée en 2017, c’est parce que c’est la ville qui avait le plus voté en faveur de Donald Trump: à plus de 81%. Il fallait que j’y plonge, pour tenter de cerner les racines du trumpisme, comprendre cette colère blanche, ces Américains qui se sentent délaissés et fustigent l'«élite de Washington». J’étais partie avec des a priori et très vite mes préjugés ont été balayés, un à un. Dont le premier: j’allais à Beattyville un peu à reculons, mais j’ai été extrêmement bien accueillie par ces habitants pro-Trump. Pro-Trump ou surtout, disons, anti-Hillary Clinton, et tout ce qu’elle représentait.

Cette Amérique, si diverse et disparate, parfois déconcertante, souvent attachante, mérite qu’on la laboure en profondeur, pour mieux la comprendre. Au-delà des clichés. «Bonne chance!», m’avait d’ailleurs lâché, sur le ton de la boutade, le douanier qui scrutait mon visa de journaliste, lors de mon arrivée dans le pays. Qu’il soit rassuré: j’ai été plutôt bien servie.

Lire finalement notre grand format: Bienvenue à Beattyville


Désormais, Valérie de Graffenried sera correspondante à Bruxelles pour «Le Temps».

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