Brusquement, elle est apparue, elle «la sœur du candidat». Il s’agit d’Irina Prokhorova, sœur du milliardaire Mikhaïl Prokhorov, candidat à l’élection présidentielle. «Ma sœur a un grand talent, et je suis heureux que le pays le sache à présent», a déclaré le frère.

Mikhaïl Dmitrievitch Prokhorov est apparu peu avant elle, et il a étonné, car au fond, on ne le connaissait pas: un homme jeune, mince, semblant surmonter une certaine timidité, mais franchement décidé à se battre. Il a annoncé que de ses 18 milliards actuels, il en céderait 17 à des œuvres caritatives s’il était élu. Dans une interview par le vétéran de la télévision russe Vladimir Pozner, qui fut longtemps en poste aux Etats-Unis, il s’est présenté comme le candidat de la nouvelle génération, celle des trentenaires, qui est descendue dans les rues de Moscou, joyeusement étonnée de s’y retrouver si nombreuse au meeting historique de la place Bolotnaïa, le 10 décembre dernier. Il y a quelque chose d’américain dans la posture de ce candidat: j’ai réussi en affaires, en partant de zéro, et je vais faire profiter mon pays de mon savoir-faire. Il a annoncé que son premier geste le 21 avril, s’il était élu, serait la grâce de Khodorkovski. Il veut une économie responsable, efficace, débarrassée de l’immobilisme qu’il dénonce, et de la corruption, mais il insiste moins sur ce point que les autres opposants. Il faut, pense-t-il, conclure les vingt ans qui nous séparent de la chute du communisme par l’avènement d’une nouvelle génération, des Russes qui connaissent le monde, travaillent sur Internet, font des miracles quand ils vont à l’étranger, mais sont écœurés par les blocages actuels.

La rencontre télévisée entre Irina Prokhorova et le cinéaste Nikita Mikhalkov eut lieu sur l’écran de Rossia 24 . On s’attendait à un Mikhalkov écrasant gentiment la sœur du candidat. Il n’en fut rien: le match se termina plutôt par un KO de Mikhalkov, ce qu’il reconnut chevaleresquement en disant que si c’était elle le candidat, et pas son frère, il voterait pour elle. Irina Prokhorova préside le Fonds Prokhorov, elle a métamorphosé la vie culturelle de la ville la plus ingrate de Russie, Norilsk, la capitale de l’aluminium, sous le cercle polaire. Chaque décembre elle y fait venir des ténors de tous les arts pour un festival (attention on peut se geler le nez en passant de l’autobus à la porte de l’hôtel). Puis elle s’est attaquée à la grande métropole sibérienne de Krasnoïarsk. Dans le même temps, elle dirige les éditions et la revue NLO (Novoe Literaturnoe Obozrenie, ou Nouvel observateur littéraire): sciences de la littérature, sociologie, anthropologie, philosophie lui doivent non seulement leur survie, mais leur développement actuel. Une grande partie du «rattrapage» culturel spectaculaire de la Russie d’aujourd’hui lui est dû. C’est une femme de passion et de goût, une lectrice professionnelle.

Mikhalkov, l’auteur de tant de films qui ont fait sa gloire, a depuis la première élection de Vladimir Poutine été un de ses adorateurs. Son film 12 a été sauvé financièrement par Prokhorov, ce qu’il n’oublie pas de mentionner. Le duel est parfaitement courtois. Puis le cinéaste attaque, demandant pourquoi le frère veut le pouvoir: est-ce qu’il compte l’acheter avec ses 17 milliards? Irina: «Mon frère est un homme d’affaires qui a du succès, pourquoi n’a-t-il pas le droit d’être aussi un citoyen et un patriote? Pourquoi vous, Nikita Serguéïevitch, réalisateur à succès, vous en avez le droit, et lui pas?»

Plus tard, Mikhalkov lance des coups bas assez douteux. «Votre frère croit-il en Dieu? Pouvons-nous imaginer un président russe qui ne croit pas en Dieu, qui ne croit pas que le pouvoir vient de Dieu?» «Oui, réplique-t-elle, il croit en Dieu, mais pas en l’Eglise. Et puis, est-il nécessaire de faire comme tous ces activistes marxistes qui persécutaient l’Eglise et maintenant portent la croix pectorale et exigent qu’on l’ait aussi?» Nikita: «Votre frère n’est pas marié, peut-on imaginer un président russe qui ne sache pas ce que c’est que d’avoir une femme, des enfants?» Irina: «Vaut-il mieux prendre femme tout de suite, et divorcer aussitôt? Mon frère attend peut-être la femme idéale…»

Prokhorova ramène le débat sur le terrain de la culture: la misère des bibliothèques, et le toc des grandes réalisations comme la restauration du théâtre Bolchoï. «A Krasnoïarsk, j’ai trouvé des bibliothèques qui non seulement n’avaient pas Internet, mais même pas le téléphone. Il nous faut investir dans l’homme, c’est-à-dire dans l’instruction et la culture, à tous les âges. Et dans le livre (au passage elle rend grâce à Eltsine pour le boom de la culture dans la seconde moitié des années 1990). Nos gens ont trop longtemps, des siècles durant, souffert de notre état, ça ne peut plus durer.»

Le débat prend alors une pente bien connue: «Les manifestations récentes sont payées par nos «amis» ennemis», dit Mikhalkov. Elle rétorque: «Ces peurs fictives, c’en est assez: cette peur d’une soi-disant peste «orange» (la révolution ukrainienne de 2004). Le dialogue est un dialogue de sourd: Mikhalkov cite un article du journaliste d’opposition Minkine, connu pour ses outrances, et affirme: «Voilà, avec eux arrive la catastrophe, arrive l’Europe décadente, alors que nous avons l’Asie et notre immense Sibérie, où il faut contre-attaquer face à la Chine. Votre frère et ses alliés ne sentent même pas notre code national.»

Irina Prokhorova a la réplique: «La Sibérie est européenne, voyez ses théâtres, ses opéras, ses livres; simplement cessons de vouloir uniquement un Etat, et pas un citoyen, un simple citoyen. Pour finir elle lui remet une de ses publications: Les observateurs indignés: la falsification des élections par les yeux de témoins, un recueil de témoignages d’observateurs les plus divers, étudiants, juristes ou prêtres, qui ont vu de leurs yeux les fraudes.

Pendant l’émission il eut une coupure de «publicité politique». D’abord pour Vladimir Poutine, avec quelques mots de Sergueï Choïgou, l’éternel adolescent du gouvernement, «ministre des accidents», toujours au feu si l’on peut dire, et qui déclare: «Je l’ai vu à la guerre, je l’ai vu dans l’action, je voterai pour lui!» Suit la devise: «A grand pays – un leader fort!» Puis la publicité des communistes, sur fond de Guennadi Ziouganov: «On n’a pas le choix? Si, on a toujours le choix!» Puis au tour de Sergueï Mironov, de «Russie juste», qui déclare: «Pas un ménage russe ne doit payer plus de dix pour cent de son revenu pour les charges de logement.» Enfin l’éternel tonitruant Vladimir Jirinovski (nationaliste), qui clame: «Jirinovski ou ce sera pire!»

Les débats se poursuivent à la télévision, plus ou moins intéressants selon que Prokhorova y participe ou pas. Rappelons que le candidat Poutine a refusé les débats, mais a publié une série de six grands articles pour décliner ses propositions.

On se dit que, quel que soit le gagnant, la Russie aurait intérêt à prendre les idées et l’énergie de cette femme de culture et de courage. Nombreux sont les auditeurs de la chaîne de télévision où le débat s’est passé qui ont laissé des réactions admiratives après avoir podcasté ou écouté le débat en direct. «Bravo, une vraie tête, dit un internaute, on a l’impression que pour soutenir le moral des électeurs il suffit de donner des mots à ce que tous les autres taisent.» La Russie est en train de vivre une leçon de pluralisme calme, c’est nouveau.

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