La période du Covid-19 a exacerbé les inégalités sociales partout dans le monde, aux Etats-Unis comme en Inde, où la semaine de travail a été prolongée à 72 heures dans plusieurs Etats. Néanmoins, ce fut aussi l’occasion de manifestations spontanées de solidarité, souvent dans le voisinage immédiat. A Lausanne, les grandes institutions habituelles n’étaient pas plus préparées qu’ailleurs, notamment pour éviter aux personnes à risque de sortir. Par la suite, la ville a lancé une hotline et l’Etat de Vaud une plateforme de bénévoles, avec l’association Pro Senectute. La Croix-Rouge a d’abord été perçue comme «fermée» par les demandeurs, avant d’assurer la distribution bénévole des livraisons d’une grande chaîne. Les deux grandes principales chaînes de distribution du pays ont été très vite saturées, avec une longue file d’attente pour livrer. Les centres socioculturels ont réagi au cas par cas, selon la demande exprimée localement.

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La coordination transversale est venue d’ailleurs, à l’initiative de trois jeunes adultes rencontrés sur Facebook (Josua, cinéaste; Sébastian, commercial; Jocelyn, ingénieur informaticien), puis sur Messenger, pour effectuer des courses et des livraisons via la création de groupes WhatsApp. Pour lancer l’activité, Josua crée une carte interactive sur laquelle on trouve des liens (QR codes pour iPhone et Android…) pour rejoindre l’un des 45 groupes des quartiers de Lausanne et des environs. Purement virtuels et sans troupes, ces groupes vont réunir jusqu’à 400 bénévoles en deux semaines.

Le désir d’aider

Six «admin» (pour administrateurs) vont se répartir les secteurs, modérer les discussions (éviter les spams), faire respecter les règles (faire lire les règles du groupe et la charte du groupe d’entraide pour la sécurité, faire de la promotion dans le quartier, par affichage). Pour trouver les personnes nécessitant une aide, plusieurs centaines d’affichettes A4 ou A5 sont collées dans les magasins d’alimentation et de première nécessité. Les bénéficiaires appellent au numéro affiché, une base de données est créée pour mettre en rapport bénévoles et la centaine de bénéficiaires. Les «admin» ne se sont jamais rencontrés physiquement, «sauf une fois, Josua m’a donné des affiches», dit Jocelyn.

Des divergences d’appréciation ont porté sur le degré de vigilance dans le recrutement, mais pas sur des questions de fond

Ils abattent ensuite un travail de coordination considérable pour mettre en place chaque binôme, faire face aux complications: les bénévoles ont des limites géographiques, horaires, de mobilité (ils sont véhiculés ou pas…), ils préfèrent les appels téléphoniques ou les livraisons… Après deux courses «sous contrôle», le binôme devient autonome. «Au début c’était fort, après les gens ont commencé à s’organiser eux-mêmes, on n’était plus utiles», dit Jocelyn. Puis les institutions prennent le relais et tout s’arrête. Tout a été fait sans moyens, aux frais des bénévoles (imprimantes maison, abonnements téléphoniques et huile de coude). Le désir d’aider et l’esprit de solidarité entre les intervenants ont caractérisé cette entreprise, «faisant fi des différences d’âge, de sexe, de condition sociale et de couleur de peau» (Josua).

Une expertise du web

Les trois promoteurs avaient en commun une expertise du web et des engagements collectifs (associations, scoutisme, sensibilités de gauche écologiste et un engagement partisan au PLR, pro-LGTB). Célibataires, sans enfants, près de la trentaine, les trois étaient sans emploi ou salariés à mi-temps. Des divergences d’appréciation ont porté sur le degré de vigilance dans le recrutement (le contrôle systématique des identités des bénévoles), mais pas sur des questions de fond. Il y a eu un partage de «l’évidence» du bien-fondé de la solidarité («pouvoir aider les gens» […] «ça ne mettait pas trop en jeu les idées»), la mobilisation touchant «tous les milieux sociaux»: «On a même eu deux anciennes Miss Suisse!» dit Sébastian.

Leur perception des institutions était néanmoins variable: l’un a critiqué le peu de prise en charge «par en haut» et le chacun pour soi institutionnel, les deux autres ont pensé très tôt que les communes ou l’Etat de Vaud prendraient le relais, qu’il fallait les «décharger», même si le contact n’était pas, de prime abord, toujours constructif. De fait, il est bien possible que leur initiative ait inspiré la mise en place d’une plateforme fort ressemblante… Joie du spontané!


*Josua Hotz, cinéaste et concepteur multimédia et Ivan Sainsaulieu, sociologue

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