Ma semaine suisse

Sortir de la nasse

«Le peuple a décidé.» Cette phrase ponctue nombre de discussions fiévreuses sur l’après-9 février. Qu’est-ce qu’ont décidé 50,3% des votants? Le retour aux contingents de permis pour les étrangers, alors que durant la campagne il a surtout été question de concurrence salariale déloyale, de loyers en ville impayables par la classe moyenne, d’un prétendu Dichtestress – littéralement le stress à l’habitat dense –, de trains bondés et d’autoroutes saturées. Ces maux dont souffrirait la Suisse méritent un état des lieux critique et des mesures correctives. Mais le pays est-il avancé après le oui à l’initiative «Contre l’immigration de masse»?

Quarante jours ont passé et les Suisses ont le sentiment que leurs autorités, les partis, l’économie ne leur ont pas dit toute la vérité avant le 9 février: en votant oui au texte de l’UDC, le pays irait droit dans une nasse. Aujourd’hui il y est tombé. L’idée s’insinue que ce sera ardu de sortir du trou autrement qu’affaibli. La Suisse paiera cher sa libre décision de devenir moins attractive.

A la décharge du citoyen suisse, il ne se projette pas dans l’avenir quand il vote à tour de bras «pour donner un signal». Secouer le cocotier suffit à son bonheur. Le frisson du présent politique lui importe plus que le service après-vente du résultat. Que les gouvernants se débrouillent! Cette scansion d’une souveraineté au jour le jour semble extraordinairement romantique. L’exercice renvoie à la matrice originelle du peuple suisse fort, fier, résistant, jaloux de son autonomie, indifférent aux rapports de force. Des images mythiques d’une Suisse ancestrale, mais qui sont si éloignées de la réalité. La Suisse du XXIe siècle est imbriquée dans le monde globalisé; elle vit de ses échanges avec les autres Etats, surtout ses voisins dans l’Union européenne à laquelle elle est liée par des traités âprement négociés pour préserver ses intérêts. Ces accords lui donnent des droits et lui imposent des obligations. Ne pas les respecter l’expose, mécaniquement, à des mesures de rétorsion. L’Union n’y a pas manqué après le 9 février.

Pour avoir relativisé ou nié ce risque, la Suisse est mal prise. A partir d’une position inconfortable, elle tente de limiter les dégâts collatéraux. Pour venir en aide à la recherche suisse, le secteur le plus touché par les représailles européennes, Berne a bricolé ces jours une solution qui dénouerait le nœud de la libre circulation appliquée aux Croates. Le secrétaire d’Etat Yves Rossier était jeudi à Zagreb pour quémander le soutien du petit Etat membre, condition absolue avant de tenter sa chance à Bruxelles auprès de l’UE – vingt-huit Etats à rallier – dont la Suisse espère un peu de souplesse. Une débauche d’efforts sans garantie de résultats. Le détour par Zagreb suffit à illustrer à quel point la Suisse ne maîtrise pas son destin.

Et ce n’est qu’un début. Car à long terme c’est l’intégration de l’économie suisse dans le marché européen qui est insidieusement menacée. Ce qui renvoie à l’arrimage de la Suisse à l’Union européenne. Bien que largement occultée durant la campagne, cette question clef était au cœur du piège tendu par l’UDC le 9 février. Le résultat aura au moins une vertu, pousser à clarifier les positions sur la grande question: où conduit le voyage?

Entraînée par le jusqu’au-boutisme du missionnaire Christoph Blocher, l’UDC assume désormais qu’elle est prête à casser l’édifice bilatéral. Cette radicalisation spectaculaire mais logique bouscule les autres partis. Les socialistes se sont remis à faire de la politique plutôt que de la tactique opportuniste. Ils ont ressuscité prudemment l’adhésion comme un scénario d’intégration parmi d’autres. Le centre droit, lui, est sous pression. Radicaux et démocrates-chrétiens, longtemps deux piliers du consensus national autour de la voie bilatérale, se sont reniés ces deux dernières années en cultivant à leur tour l’europhobie et en se distanciant du bilatéralisme rénové préconisé par le Conseil fédéral. Le moment déchirant de choisir son camp arrive. Suivre l’UDC sur la voie solitaire; ou s’engager sans ambiguïté pour une Suisse ouverte, dynamique, consciente de ses atouts et de ses limites; une Suisse qui ne s’affirme pas en hissant des lignes Maginot ou en dénigrant ses partenaires; mais une Suisse qui affirme ses valeurs, défend ses intérêts sans complexe et avec clairvoyance, respecte ses partenaires, accepte les rapports de force pour en tirer le meilleur. Sortir de la nasse réclamera beaucoup de courage.

Où conduit le voyage? Le vote du 9 février a cette vertu qu’il pousse à clarifier les positions

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