Des lois contraires à la liberté d’expression
Les lois «anti-blasphème» visent à criminaliser toute insulte contre la religion. Elles protègent les thèses religieuses plutôt que les droits individuels, qui restent ancrés au cœur du système du droit international. Selon les conclusions de l’étude, toutes ces lois, sans exception, dérogent aux principes de la liberté d’expression. Les Etats s’érigent en arbitres de la «vérité», déterminant ce qui est offensant au sacré. Ainsi, le débat libre et nuancé autour de la religion est compromis. L’on supprime dans certains cas toutes les subtilités rhétoriques dont les démocraties jouissent: la satire, l’humour, l’hyperbole, le sarcasme ou la provocation. Or, dans un monde où la violence au nom de la religion abonde, les débats nuancés autour de la religion sont d’autant plus nécessaires dans l’espace public.
Si l’Etat repose sur une religion pour constituer la base de sa légitimité politique, les risques augmentent
Concernant la mise en œuvre, les abus sont notamment fréquents dans les pays islamiques et peuvent déclencher des meurtres, assauts ou arrestations arbitraires. Si l’Etat repose sur une religion pour constituer la base de sa légitimité politique, les risques augmentent. Par exemple, lorsque les autorités soutiennent une interprétation théologique (telle que le wahhabisme pour l’Arabie saoudite), les libres penseurs deviennent d’emblée des dissidents politiques. Les accusations visent souvent des minorités religieuses, non-croyants, dissidents politiques ou intellectuels articulant des idées qui divergent de la religion d’Etat. Dès lors, combattre le blasphème permet de remplir plusieurs objectifs: réaffirmer une interprétation islamiste ultra-conservatrice, polariser davantage les clivages entre populations laïques et islamiques, exciter la colère des foules et semer le désordre social. Tel est le scénario qui s’est produit ces dernières années, par exemple, en Afghanistan, au Bangladesh, en Egypte, en Indonésie, au Nigeria et au Pakistan.
L’article 261 du Code pénal en question
La Suisse dispose aussi d’une telle loi. Bonne nouvelle, son score est de 61e sur 71 pays et elle manque de justesse de figurer dans les dix pays les «moins risqués» du monde. C’est l’article 261 du Code pénal suisse qui se réfère à «celui qui, publiquement et de façon vile, aura offensé ou bafoué les convictions d’autrui en matière de croyance, en particulier de croyance en Dieu…» Ce texte de la loi helvétique ne commet aucune discrimination entre les différents groupes religieux ou de croyance, ni ne protège une religion d’Etat par des mesures punitives. De plus, la Suisse est l’un des trois seuls pays qui prescrivent explicitement une amende comme sanction, avec l’Irlande et l’Espagne, qui sont les deux pays dont les lois sont les «moins dangereuses» au monde. (Inversement, les pays qui imposent la peine de mort, l’Iran et le Pakistan, sont les «pays les plus dangereux»). Quant aux facteurs politiques et judiciaires, les tribunaux suisses n’ont pas eu recours à l’article depuis des décennies.
L’attentat contre Charlie Hebdo a sonné un grand coup de réveil auprès des Européens. Depuis 2015, l’Islande, la Norvège, Malte et le Danemark ont abrogé leurs lois anti-blasphème. La Suisse doit suivre cet exemple. Même si ces lois sont peu appliquées en Europe, leur seule existence affaiblit la main diplomatique de tous ceux qui cherchent à dénoncer leurs abus. C’est notamment à Genève, au Conseil des droits de l’homme aux Nations unies, que le débat est souvent crispé. Les Etats membres de l’Organisation de la coopération islamique accusent les démocraties libérales d’avoir «deux poids, deux mesures» lorsqu’ils critiquent ces lois, tout en gardant les leurs. Abroger cette loi renforcerait la diplomatie suisse.
* Coauteure et codirectrice de la recherche publiée par l’US Commission on International Religious Freedom, Respecting Rights? Measuring the World’s Blasphemy Laws
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