La Suisse a besoin d’une Banque d’Investissement et d’Infrastructure
Opinion
Stéphane Garelli, professeur à l’IMD et à l’Université de Lausanne et président du conseil d’administration du Temps, plaide pour la création d’une nouvelle institution financière, qui se concentrerait sur les investissements à long terme dont la Suisse a besoin

Les économies avancées souffrent toutes d’un mal commun: un déséquilibre chronique entre un excédent de liquidités à court terme et un déficit d’investissement à long terme. En Suisse, la création d’une Banque souveraine d’Investissement et d’Infrastructure (BII) contribuerait à résoudre ce problème.
A court terme, nous sommes submergés de liquidités. Les mesures de «quantitative easing» ont fait exploser les bilans des banques centrales. Depuis 2006, ceux du G7 sont passés de 3’400 milliards de francs suisses à plus de 11’000 milliards aujourd’hui. Même notre «petite» BNS affiche quelque 574 milliards de réserve de change. Quant aux liquidités des grandes entreprises mondiales, elles dépassent les 1’700 milliards de francs pour les américaines et 1’300 milliards pour les européennes.
Les projets d’investissements souffrent des politiques d’austérité
A long terme, c’est différent. Les projets d’investissement et d’infrastructure souffrent des politiques d’austérité. L’argent reste dans les marchés financiers tandis que les investissements stagnent au même niveau qu’en 2008. D’ailleurs, si les liquidités aboutissaient vraiment dans l’économie réelle, nous aurions de l’inflation, pas de la déflation… De plus, les rendements négatifs qui découlent des politiques monétaires expansives et de l’excès de liquidités raccourcissent la maturité des emprunts. Dans un tel environnement, comment, par exemple, nos fonds de pension qui gèrent près de 800 milliards de francs pourront-ils garantir dans l’avenir un taux de conversion raisonnable? Quand l’épargne n’est plus rémunérée correctement, c’est toute l’économie qui est en danger.
La BII serait une institution de droit public qui se concentrerait sur les investissements à long terme du pays. Elle aurait la garantie de l’Etat (comme certaines banques cantonales) et émettrait des obligations à long terme (10 ans?) avec rendement fixe, positif, mais non négociables sur le marché libre. Elle agirait comme une sorte de «Fonds de fonds» et regrouperait quatre véhicules d’investissements (dont certains existent déjà): un fond d’infrastructure (routes, rail, énergie), un fonds social (santé, éducation, retraite), un fonds technologique (recherche, start-ups, diffusion) et un fonds souverain (actions suisses, étrangères, obligations).
Absorber un excès de liquidités
Une telle institution aurait plusieurs avantages. Elle offrirait une opportunité stable et sûre à de nombreux investisseurs – fonds de pension publics ou privés, assurances, entreprises, voire même la BNS – qui cherchent aujourd’hui des rendements positifs. Elle permettrait aussi d’absorber un excès de liquidité dans le marché pour le rediriger vers des investissements à long terme. Les obligations émises par la BII, jouissant de la garantie de l’Etat, seraient une créance AAA au bilan des institutions qui y souscriraient. Par contre, il y aurait deux restrictions: elles ne pourraient être revendues qu’à la BII, avec une décote si c’est avant l’échéance, et elles ne devraient être réservées qu’à des entités suisses pour éviter un afflux incontrôlé de capitaux étrangers. Finalement, le rendement de ces obligations pourrait être accru en les défiscalisant.
Cette approche permettrait aussi de dédramatiser le débat sur le fonds souverain et la BNS. Dans ce cas, celle-ci ne verrait pas son indépendance remise en question puisqu’elle serait libre d’investir ou non dans la BII. Notons cependant qu’il existe plus de 100 fonds souverains dans le monde qui gèrent quelques 7’200 milliards de francs. Le plus grand, celui de Norvège, dépasse les 830 milliards. Dans ses 5 plus grands investissements se trouvent Nestlé, Novartis et Roche! En d’autres termes, pourquoi les Norvégiens et pas nous?
En Suisse, nous vendons de la sécurité et de la stabilité
Le conseil d’administration devrait être constitué de représentants des collectivités publiques, Confédération, cantons ou villes. Par contre, la gestion opérationnelle devrait être dans les mains de professionnels, comme c’est le cas par exemple pour le fond souverain de Norvège ou celui de Singapour, Temasek. L’important est d’éviter de créer une «usine à gaz», grande spécialité de notre pays…
La critique sur l’indépendance de la BNS ayant été adressée, reste celle sur le financement. L’argent figurant aux bilans des institutions financières suisses est incontestable. Par contre celui sur les réserves de change de la BNS crée la polémique. Premier reproche: ce n’est pas du «vrai argent». Mais, en fait, qu’est-ce que du vrai argent? Est-ce la carte plastique qui permet d’acheter à crédit vos vêtements? La ligne informatique sur un ordinateur qui transfère un million à l’autre bout du monde? Le petit bout de papier dans votre portefeuille où il est inscrit «100 francs» à côté du portrait de Giacometti? C’est vrai, les Norvégiens tirent leur richesse du pétrole et du gaz. En Suisse, nous vendons de la sécurité et de la stabilité. Et tant que le monde nous fait confiance pour l’acheter sous la forme de notre monnaie, ou est le problème?
Deuxième reproche: nous pouvons en avoir besoin. Certes, mais quelle est la probabilité que quelqu’un frappe à la porte de la BNS pour demander le remboursement intégral et immédiat de 500 milliards de francs? Même si c’était le cas, les investissements dans des obligations de la BII pourraient être réalisés rapidement ou servir de collatéral.
Il est vrai qu’un tel projet est ambitieux; mais l’ambition n’est pas un défaut. Il a pour objectif d’esquisser les contours d’une institution souveraine qui coordonne, intègre et finance tous les efforts d’infrastructure à long terme de notre pays. Par sa taille et sa crédibilité, elle permettrait ainsi que l’argent de la finance contribue mieux au développement de l’économie réelle pour les prochaines générations.
Le débat doit avoir lieu. Il est nécessaire. A condition que, pour une fois, la Suisse du «pourquoi?» n’entrave pas les initiatives de la Suisse du «pourquoi pas?».
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