Lors des dernières élections complémentaires au Conseil fédéral, les commentaires de la presse étrangère soulignaient que la Suisse avait, pour faire suite à cette élection, un gouvernement à majorité féminine de quatre contre trois et qu’il s’en était fallu de peu pour que le score soit de cinq contre deux. Du coup, voilà la vieille Helvétie propulsée au firmament de la modernité; elle vient juste après la Finlande en ce qui concerne la présence de femmes dans un gouvernement européen. Et une partie des médias de se déchaîner, sur l’étrangeté de cette Suisse qui, rétrograde, machiste, conservatrice et xénophobe, selon les termes de plusieurs articles de la presse internationale, se singularise de cette façon.

Une vision d’un pays figé, hors du siècle et confit dans une posture petite-bourgeoise. Une sorte d’anachronisme dans les mentalités toutes empreintes de modernité que partageraient les pays européens. La Suisse, une île ennuyeuse et immobile bercée par le tic-tac de ses montres au milieu de l’Europe.

On reste sidéré devant l’ignorance de ces commentateurs ou de leur malveillance. Il faut donc se poser la question du pourquoi. Pourquoi y a-t-il tant d’ignorance au sujet d’un pays qui occupe, malgré sa petitesse, une place centrale dans l’espace géographique et économique de l’Europe? Pourquoi autant de malveillance envers un pays qui occupe une place si refoulée dans l’imaginaire européen et sa réalité ainsi niée?

La Suisse, pays moderne et ouvert, est une puissance financière, économique et industrielle tout à fait en phase avec son temps, dont les organes font preuve de souplesse pour s’adapter aux circonstances et à la compétition. Que beaucoup ignorent la réalité économique et sociale de ce pays est une chose; un pays peut évidemment être en pointe économiquement et une partie de ces citoyens être xénophobe, conservatrice, machiste et rétrograde. Il n’est de voir que les USA du Tea Party. Cependant, les pays ayant une économie moderne et efficiente n’ont pas forcément comme valeur montante de l’élite politique des pitbulls avec du rouge à lèvres.

Les Suisses sont-ils xénophobes?

Il n’est pas inutile, pour contester des affirmations gratuites, de recourir aux faits évidents et en l’occurrence à la statistique. La population étrangère résidente en Suisse constitue 22,9% de la population totale. A ce chiffre nous pouvons additionner les 214 600 frontaliers, c’est-à-dire des étrangers non-résidents, mais travaillant en Suisse, soit 3,5% de la population résidente suisse. La population étrangère en France (et non pas immigrée) est selon l’Insee 5,8% du total. On voit immédiatement la différence abyssale dans la situation des deux pays, avec une Suisse qui compte, en pourcentage, quatre fois plus d’étrangers. A Genève, la population étrangère est proche de 50% du total et les partis xénophobes ne sont toujours pas au pouvoir! A relever que les Suisses ont eu à plusieurs occasions le privilège de voter sur des propositions de loi fixant des limites quantitatives à la population étrangère dans le pays. Si toutes ces tentatives ont échoué, on peut spéculer sur ce que donnerait dans les pays de l’UE un vote sur le même sujet.

La Suisse est-elle un territoire où règne un profond ennui?

Là encore, il suffirait, pour balayer d’un revers de main cette proposition de citer les budgets que des villes comme Bâle, Genève, Zurich ou encore Lugano consacrent à la culture. Ou encore d’énumérer le nombre de maisons d’opéras, d’orchestres symphoniques et autres lieux de cultures.

Mais là n’est pas l’essentiel. Je m’arrêterai à ce point d’égrener les arguments en réfutation de la soi-disant ringardise helvétique. Il est plus intéressant de s’attacher au pourquoi de cette attitude de discrédit par les médias.

Une des particularités de la Suisse dans l’histoire, c’est d’être en contradiction avec son temps. Au XIXe, dans l’Europe de Metternich où même les Grecs se voient affublés d’un roi, elle est républicaine. Lorsque le nationalisme est triomphant, elle est multilingue et multiculturelle et si la tendance est aux gouvernements de droite, elle est radicale. Il en est en quelque sorte de même aujourd’hui. L’Europe prône et recherche une unité du continent, dans une confédération improbable, les Suisses s’en méfient et restent en dehors de cette construction.

Cette Suisse fait tache. Ce pays est passé d’une confédération d’Etats, associés de par leur volonté, à une fédération. Il a su démocratiquement accepter dans un passé récent la création d’un nouveau canton souverain en son sein au détriment d’une partie du territoire d’un autre. Pour le citoyen européen, elle est un bien étrange objet politique.

La Suisse possède quatre langues, quatre communautés ethniques et trois cultures qui se sont, ailleurs, épuisées dans des guerres. Lors des deux derniers conflits mondiaux, elle est restée en dehors, recroquevillée sur elle-même, évitant de faire du déchirement européen un drame national qui l’aurait vouée à l’éclatement.

Patiemment au cours des siècles elle a fait du vouloir-vivre ensemble son mot d’ordre et du consensus son outil.

Un livre que j’ai publié il y a quelques années, écrit par le défunt sociologue et ami Yves Fricker, fruit d’une recherche de plusieurs années sur la perception de la Suisse par les Européens, faisait ressortir l’ambivalence de ceux-ci. Yves Fricker le résumait assez bien ainsi: si vous demandez dans le cadre d’un questionnaire d’enquête, quel est le pays européen le plus, x, y ou z dans le registre négatif, vous aurez la Suisse invariablement dans le peloton de tête. Après d’autres questions et en fin d’interrogation, vous posez la question suivante à l’interviewé: dans quel pays d’Europe souhaiterait-il vivre? Vous aurez en tête de liste la Suisse!

Ce pays est un creuset où le devenir de l’Europe s’expérimente depuis plusieurs siècles. A ce titre il attire tous les désirs, fantasmagories, rejets et angoisses de la psyché collective du Vieux Continent. Ne serait-ce pas là la raison de ce désamour?

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