Suisse-Europe: pourquoi la peur du «juge étranger» est inutile
opinions
La Suisse a tout intérêt à s’entendre avec l’Union européenne sur une solution pragmatique réglant les différends quant à l’application, l’interprétation et la reprise du droit européen découlant des accords bilatéraux, argumente le professeur de droit européen Nicolas Levrat
Peu d’Européens le savent, mais un individu ou une entreprise ne peuvent pas saisir un juge européen pour demander le respect du droit de l’Union européenne, même dans un Etat membre. Il serait alors paradoxal que les juges européens soient autorisés à appliquer le droit de l’UE en Suisse, un Etat non membre de l’Union!
Contrairement au mécanisme mis en place par la Convention européenne des droits de l’homme, auquel la Suisse est soumise, qui permet à tout individu dont les droits fondamentaux ont été violés de saisir la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle peut le cas échéant condamner la Suisse, le droit de l’UE ne prévoit aucune possibilité pour un individu ou une entreprise de recourir contre un Etat devant un juge européen. Seuls les juges nationaux ont la responsabilité et le devoir d’appliquer le droit de l’UE au sein des ordres juridiques nationaux! Il est par contre vrai qu’un Etat membre de l’UE ou le plus souvent la Commission européenne, «gardienne des traités», peuvent mettre en cause la responsabilité d’un Etat membre de l’UE devant la Cour de justice de l’UE. La Suisse n’étant pas membre de l’UE, sa soumission à ce dernier mécanisme ne s’impose cependant pas et le recours à un arbitrage, en cas de différend avec l’UE sur l’application d’un accord bilatéral, ne devrait pas poser de problème, ni pour la Suisse, ni pour l’UE. Un tel mécanisme d’arbitrage peut alors soit être politique – ce qui existe déjà pour les principaux accords entre la Suisse et l’UE sous la forme d’un «Comité mixte» composé de diplomates des Etats membres de l’UE et de fonctionnaires de la Commission d’une part, de diplomates suisses de l’autre; ou alors être juridictionnel, sous la forme d’un tribunal arbitral à déterminer. Ces arbitrages sont rares, même s’ils sont politiquement sensibles.
Ceci étant, le droit de l’UE ne se limite pas aux relations entre Etats. La plus grande part du droit de l’UE vise à conférer des droits directement aux particuliers ou aux entreprises. En conséquence, la plus grande part du contentieux relatif à l’application et à l’interprétation du droit de l’UE a trait à la mise en œuvre du droit de l’UE au bénéfice de sujets privés. C’est donc principalement à propos de cette application quotidienne du droit de l’UE que nos voisins européens et la Commission souhaitent la mise en place d’un mécanisme qui garantisse une interprétation et une application uniforme du droit de l’UE, tel que repris en Suisse par les accords bilatéraux.
Cette demande est légitime. Elle servira les intérêts des citoyens, entreprises et pouvoirs publics suisses qui cherchent à créer un cadre juridique uniforme, dans les domaines couverts par les accords bilatéraux. Ceci afin de permettre le développement de relations équilibrées. Un mécanisme permettant d’assurer cette cohérence dans l’application du droit est donc souhaitable pour toutes les parties. Soulignons dans cette perspective, et quelques épisodes récents de nos relations avec des Etats étrangers plus puissants que la Suisse nous l’ont douloureusement rappelé, qu’un mécanisme garantissant l’application du droit dans une relation contractuelle est plus utile au plus faible qu’au plus fort… Ce dernier peut, faute de règles et procédures juridiques, finir par imposer «sa loi», c’est-à-dire le droit du plus fort.
Si, dans ce contexte, il existe un mécanisme juridique qui n’implique pas, pour la Suisse, d’accepter qu’un différend quant à l’application de ce droit défini par les accords bilatéraux soit soumis à un juge étranger, il est difficile de voir ce que la Suisse risque de perdre par l’établissement d’un tel mécanisme.
Comment est-ce possible? Comment ça marche? Au sein de l’UE existe un mécanisme original et subtil qui s’intitule la «question préjudicielle». C’est l’existence et le fonctionnement de ce mécanisme qui permet à la Cour de justice de l’UE d’affirmer depuis plus d’un demi-siècle que ce sont les juges nationaux qui sont, dans le cadre de leur compétence nationale, chargés de mettre en œuvre le droit de l’UE. La Suisse, bien que n’étant pas membre de l’UE, pourrait accepter, pour satisfaire la demande de l’UE, de régler cette question institutionnelle. Un mécanisme apporterait une meilleure sécurité juridique dans les relations des individus, des entreprises, des cantons et de la Confédération avec leurs partenaires respectifs, en Suisse et dans l’UE. Pareille procédure assure que ce sera toujours in fine un juge suisse qui garantira en Suisse la correcte application du droit contenu dans les accords bilatéraux. Ainsi dans les Etats membres de l’UE ce sont les juges nationaux qui ont assuré leur responsabilité dans la mise en œuvre du droit de l’UE. A ce même propos, l’article 5 de notre Constitution fédérale ne dit pas autre chose, puisqu’il exige que «la Confédération et les cantons respectent le droit international». Alors, me dira-t-on, à quoi sert la Cour de Luxembourg?
Question légitime! Dans le cadre du mécanisme de la question préjudicielle, la Cour garantit l’interprétation et l’application uniforme du droit de l’Union européenne. Comment? En se prononçant, lorsqu’un juge national le lui demande, sur l’interprétation et la portée du droit de l’UE par rapport à un cas concret que doit trancher le juge national. La Cour de l’UE n’applique donc pas le droit à un litige concret; elle se contente de répondre à la question d’interprétation que lui pose le juge national. C’est ensuite le juge national qui applique au cas concret la règle de droit – à laquelle il est soumis, notamment selon l’art. 5 de la Constitution fédérale pour les juges suisses – en tenant compte de la réponse que le juge européen a apportée à la question d’interprétation. Ce n’est donc jamais le juge européen («étranger» comme certains aiment à le dire dans le débat helvétique) qui applique le droit, mais bien le juge suisse.
Au sein des Etats membres de l’UE, le droit sur lequel est fondé ce mécanisme distingue la situation des juges dont les décisions ne sont pas susceptibles de recours des juridictions de niveau inférieur, dont les décisions peuvent toujours faire l’objet d’un recours national. Les premiers juges sont, en cas de doute sur l’interprétation ou la portée du droit de l’UE, obligés d’interroger la Cour de Luxembourg; les juges de rang inférieur ont la faculté, mais pas l’obligation, de le faire. A nouveau, la Suisse n’étant pas membre de l’UE, il devrait être acceptable que seul ce qui est obligatoire dans l’UE soit appliqué à la Suisse. En d’autres termes, lorsque pour un cas d’application du droit de l’UE découlant d’un accord bilatéral un problème d’interprétation du droit de l’UE demeure pendant devant le Tribunal fédéral, celui-ci – à moins qu’il ne soit lui-même capable de trancher la question d’interprétation, appréciation dont il demeure le seul juge, ce qui relativise l’obligation qui lui est imposée – devra saisir d’une question préjudicielle la Cour de justice de l’UE. Laquelle ne tranchera pas le litige; elle répondra au Tribunal fédéral, charge à lui d’appliquer au cas d’espèce l’interprétation donnée par les juges européens. Ce n’est donc pas une soumission des justiciables suisses aux juges étrangers qui est nécessaire pour satisfaire l’UE. Juste la mise sur pied d’un mécanisme coopératif entre juridictions, équivalent à ce qui existe au sein de l’UE.
Bien sûr, reste une question importante, qu’il convient de cesser de traiter par l’hypocrisie: la reprise de l’évolution du droit de l’UE. La Suisse devra le faire, n’en déplaise aux chatouilleux d’une souveraineté mythifiée. En fait, la Suisse le fait déjà, même si à Berne c’est le délicieux euphémisme de «suivi autonome» qui est utilisé pour décrire cette procédure par laquelle notre parlement, dans les domaines couverts par les accords bilatéraux, adapte le droit suisse, mot pour mot, aux évolutions du droit de l’UE. Pourquoi le faisons-nous déjà? Parce que la nature de nos accords bilatéraux l’impose. Un accord de droit international classique crée un régime juridique nouveau, lequel se situe soit en droit international, soit renvoie au droit de chacune des parties. Nos accords bilatéraux avec l’UE ne créent pas un droit international au contenu original, ni ne renvoient au droit suisse. Ils renvoient au droit de l’UE. Coquetterie voulue par la Suisse, ce renvoi n’est pas dynamique, c’est-à-dire qu’il ne renvoie pas au droit de l’UE en vigueur au jour d’aujourd’hui, mais au droit de l’UE en vigueur au jour de la conclusion de l’accord. Victoire souverainiste de l’Helvétie, qui contraint ses entreprises, dans leurs relations avec l’UE, à ne plus appliquer le droit suisse (puisque l’accord renvoie au droit européen) ni le droit européen (puisque le droit de l’UE est dynamique et que le droit auquel renvoie l’accord n’est plus en vigueur aujourd’hui dans l’UE), mais par exemple au droit européen de 1999 pour les Accords bilatéraux I. Ce qui ne nous protège pas d’une interprétation actualisée par l’UE d’accords anciens, comme l’a montré le conflit relatif aux régimes fiscaux cantonaux considérés depuis 2007 par la Commission européenne comme des «aides d’Etat» apportant une distorsion à la libre concurrence garantie par l’Accord bilatéral de 1972. Seules exceptions, l’Accord sur le transport aérien (bilatérales I) et l’accord Schengen/Dublin (bilatérales II) dont le fonctionnement efficace implique la reprise automatique de l’acquis.
Est-ce à dire que la Suisse doit accepter la «reprise automatique» des évolutions du droit de l’UE? Ce serait le plus simple, mais ce n’est pas nécessaire. Encore une fois, n’étant pas membre de l’UE, la Suisse peut négocier des mécanismes particuliers, pour autant que l’effet juridique in fine puisse être équivalent. Ainsi la Suisse pourrait très bien, sans coût, ni économique ni politique, s’engager à faire ce qu’elle fait déjà, à savoir une adaptation «autonome» à l’évolution du droit de l’UE par le parlement. Avec la possibilité pour les citoyens qui contesteraient telle ou telle évolution de la législation ainsi adoptée de faire fonctionner les mécanismes de la démocratie directe. Si les Chambres n’adoptent pas une «loi d’adaptation» ou si le référendum contre une telle loi aboutit et que la votation conclut au rejet de la loi, alors la Suisse sera en défaut de ses obligations. Alors le mécanisme d’arbitrage juridictionnel ou politique, dont nous avons évoqué les contours et le fonctionnement, sera activé, avec le risque pour la Suisse de se voir condamnée à respecter son obligation vis-à-vis de l’UE. Mais aussi la possibilité pendant la durée de la procédure de chercher un moyen alternatif de remplir l’obligation imposée par l’engagement vis-à-vis de l’UE. Cela a l’air peu compliqué; pourquoi en Suisse en faisons-nous «tant d’histoires»?
Il y a autour de ce sujet la curieuse rencontre de deux discours aux finalités opposées mais qui renforcent la dramatisation de la situation. D’un côté, le discours de la Cour de justice de l’UE, repris par les plus enthousiastes des pro-européens et la majorité de la communauté académique travaillant sur l’intégration européenne, selon laquelle le fonctionnement de l’UE serait fondé sur une application mécanique d’une règle de droit européenne; qu’en conséquence les Etats adhérant à l’UE perdraient par cet acte toute forme de souveraineté législative et seraient soumis aux diktats de Bruxelles. S’appuyant sur ce premier discours, les nationalistes suisses, UDC en tête, agitent le spectre de la disparition rapide de notre souveraineté par quelque accord que nous négocions avec Bruxelles. Pourtant, une observation fine de la réalité montrerait que les Etats membres de l’UE sont loin d’être de simples exécutants des politiques décidées à Bruxelles; ils défendent au contraire âprement leurs intérêts nationaux (l’agriculture pour les uns, telle industrie ou pratique financière pour les autres) dans le cadre de l’UE, au sein de laquelle les rapports de force et les stratégies politiques, nationales et européennes, sont loin d’avoir disparu. Ce qui reste vrai pour les Etats membres l’est a fortiori pour un Etat riche (c’est un facteur qui aide dans la négociation) et non membre comme la Suisse. Aussi, plutôt que de régler nos boussoles sur la peur et les fantasmes souverainistes, serions-nous bien inspirés, comme essaient de le souffler nos diplomates, de chercher et d’accepter des solutions pragmatiques et peu coûteuses en termes de souveraineté réelle, plutôt que de s’arc-bouter jusqu’à ce que le rapport de force nous oblige à devoir tout céder sans la protection de procédures juridiques, comme le montre le peu glorieux épisode de nos relations fiscales avec les Etats-Unis.
Evidemment, le peuple suisse est souverain, et c’est à lui de choisir les modalités de ses relations avec le reste du monde. Modalités appuyées sur le droit et des mécanismes de règlement des différends limitant certes un peu notre souveraineté, mais garantissant l’équité lorsque nos intérêts nationaux s’opposent à ceux de nos partenaires plus puissants; ou laissées aux aléas des humeurs états-uniennes ou europuniennes.
Professeur de droit européen et directeur du Global Studies Institute de l’Université de Genève
Le juge européen n’applique pas le droit, il l’interprète. Ce sera toujours le cas demain
Les Etats membres
de l’UE sont loin d’être de simples exécutants des politiques décidées à Bruxelles
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