La nourriture ne manque pas, c’est sa répartition qui pose problème
La sécurité alimentaire mondiale n’est toutefois pas menacée par une production insuffisante, mais par une mauvaise répartition des richesses et des denrées alimentaires. Dans le monde, 4600 calories de nourriture sont produites par jour et par personne, soit le double de ce dont nous avons besoin pour nourrir l’humanité. Or environ 40% des terres arables mondiales, y compris en Suisse, sont actuellement utilisées pour produire du fourrage pour les animaux. Une réduction de 8% de l’utilisation de céréales pour l’alimentation animale au sein de l’UE suffirait à elle seule à compenser entièrement la baisse attendue des exportations de céréales en provenance d’Ukraine¹. En Suisse également, le degré d’autosuffisance pourrait nettement augmenter si nous cultivions davantage de céréales, de pommes de terre, de légumineuses et de légumes pour la consommation humaine plutôt que pour nourrir le bétail. Sans oublier que cela contribuerait efficacement à une alimentation saine et respectueuse du climat. La baisse du gaspillage alimentaire constitue un autre levier important, car un tiers des aliments produits à l’échelle mondiale ne finit pas dans nos assiettes, mais à la poubelle. En Suisse, le gaspillage alimentaire s’élève à 330 kilogrammes de nourriture par an et par habitant·e.
L’agro-industrie est complice de la crise alimentaire
Les conséquences de la guerre en Ukraine nous rappellent les risques de l’agro-industrie mondialisée. Dans certaines régions d’Afrique, la dépendance vis-à-vis des importations de céréales et d’engrais peut être fatale. Les hausses de prix des céréales et des engrais chimiques sont en outre alimentées par la spéculation et les limitations des exportations, comme le montre un rapport du panel international d’expert·es IPES-Food² publié en mai 2022. Or, actuellement, ce ne sont pas seulement les prix des denrées alimentaires qui montent en flèche, mais aussi ceux des énergies fossiles, ce qui a pour conséquence de faire grimper les coûts de transport, ainsi que ceux des engrais chimiques et des pesticides de synthèse. Loin de faire partie de la solution, la mondialisation et les cultures industrielles sont donc l’une des causes de la crise alimentaire et climatique. Même les miracles de la technique (génie génétique, etc.) se sont jusqu’à présent révélés être des promesses vides de sens – du moins en termes de durabilité. Ces solutions ont en revanche été très efficaces pour doper les ventes d’herbicides, donc les bénéfices des groupes agricoles. Une production durable et diversifiée, basée sur des circuits locaux, échapperait à toutes ces problématiques.
Saisissons l’opportunité d’une transformation (agro)écologique!
Vouloir résoudre la crise actuelle par un recours encore plus intensif aux monocultures, aux engrais chimiques et aux pesticides équivaut à une fuite en avant. La hausse des prix des denrées alimentaires et des engrais chimiques pourrait au contraire être considérée comme une opportunité de transformer nos systèmes alimentaires, au Nord comme au Sud, en mettant le cap sur l’agroécologie. Une agriculture diversifiée et durable serait non seulement plus porteuse d’avenir, mais aussi plus résiliente face au changement climatique³ et aux crises économiques et sociales. Pour que de telles solutions puissent être mises en œuvre rapidement, tant la politique que toutes les parties prenantes de la chaîne alimentaire sont appelées à agir. Il existe donc en Suisse comme ailleurs un intérêt fondamental et urgent à trouver des réponses à ce problème.
Qu’en pensent les citoyen·nes?
La mission de la première Assemblée citoyenne pour une politique alimentaire de la Suisse, qui a commencé ses activités à la mi-juin, est précisément d’examiner comment rendre notre système alimentaire plus durable⁴. Présélectionnées selon des critères représentatifs puis tirées au sort, les 85 personnes qui la composent formuleront des recommandations d’ici à la fin de l’année avant de les remettre aux décideurs et décideuses politiques de notre pays. C’est une occasion unique de donner de nouvelles impulsions à la politique alimentaire suisse et de faire entendre la voix des citoyen·nes sur l’un des problèmes les plus urgents de notre actualité.
Nous avons toutes et tous un rôle à jouer. Ce que nous mangeons et la manière dont nous produisons nos aliments ont plus d’impact sur notre planète et sur nos sociétés qu’aucune autre activité humaine. Un système alimentaire durable et viable est l’affaire de tous et toutes, car nous avons tous et toutes besoin de manger, jour après jour.
Biovision a co-organisé en juin la première Assemblée citoyenne nationale pour une politique alimentaire, qui se tient en ce moment. L’assemblée doit formuler des recommandations d’ici à la fin de l’année puis les remettra aux décideurs et décideuses politiques.
La résilience, facteur clé des systèmes alimentaires durables
Ne considérer la sécurité alimentaire qu’en termes de calories ne suffit pas à assurer le bon fonctionnement du système alimentaire à l’intérieur de nos frontières planétaires. Une approche prospective de la durabilité alimentaire doit aussi régénérer nos ressources naturelles, y compris au sein des systèmes de production. La durabilité d’un système alimentaire est étroitement liée à sa résilience, c’est-à-dire à son fonctionnement en situation de stress, à sa capacité à se réorganiser et à s’adapter au changement. Le Stockholm Resilience Centre considère que la résilience des systèmes socio-écologiques – comme les systèmes alimentaires – repose sur trois piliers:
1) Une capacité tampon à absorber le stress et les chocs
2) L’auto-organisation en termes sociaux mais aussi écologiques, par exemple des graines existantes dans le sol et les environs peuvent faire repartir la végétation après un choc
3) La capacité d’apprentissage et d’adaptation.
La clé de la résilience est la diversité, en raison de ses nombreuses fonctions et de sa redondance (si un composant échoue, un autre peut prendre le relais). Toutefois, même les systèmes alimentaires non durables peuvent être très résilients à court terme. Dans une approche en tenailles, les systèmes alimentaires plus durables et plus justes doivent renforcer leur résilience, tandis que la résilience des systèmes alimentaires moins durables et injustes doit être réduite.
Johanna Jacobi est professeure assistante pour les transitions agroécologiques à l’EPFZ. Elle a une formation en géographie, biologie et anthropologie sociale.
Références :
Centre de résilience de Stockholm, www.stockholmresilience.org/
«Operationalizing food system resilience: an indicator-based assessment in agroindustrial, smallholder farming, and agroecological contexts in Bolivia and Kenya».Jacobi, J., Mukhovi, S., Llanque, A., Augstburger, H., Käser, F., Pozo, C., … & Speranza, C. I. (2018). Land use policy, 79, 433-446.