Toutes les étiquettes sont mauvaises. Elles nous égarent, nous font prendre des vessies pour des lanternes. Platon disait que nous vivons dans une caverne sans jamais voir la réalité. Plus près de nous, Jean-Paul Sartre évoquait lui aussi la stupidité des étiquettes en parlant de réification. «Res» en latin veut dire «chose». Réifier c’est faire d’un être humain ou d’une collectivité, une chose, sans lui accorder la moindre liberté. C’est pire qu’injuste, c’est stupide.
Sartre n’a pas, lui-même, évité la stupidité lorsqu’il a déclaré que les anticommunistes étaient des «chiens». Mais oublions cela. Ces derniers jours, l’étiquette à la mode dans la presse et les médias est «ultraconservateur» ou, plus modérément (Le Matin et la Tribune de Genève), «conservateur». Par-là est désigné un mouvement qui vient d’émerger dans le Nouveau monde. L’étiquette qu’on lui a collée est inadéquate pour deux raisons: la première est qu’on voit mal comment un mouvement qui veut revenir aux origines révolutionnaires de l’Amérique pourrait être conservateur, et encore moins comment il pourrait être «ultra» conservateur. La deuxième raison de cette inadéquation est que ce mouvement milite pour un «Etat bon marché», formule libérale par excellence. En principe, on le sait aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe. Mais de l’autre côté de l’Atlantique, il est impossible d’utiliser le mot libéral lorsqu’on veut faire diminuer l’emprise de l’Etat sur la société civile. En effet, un «liberal», de New York à San Francisco, c’est un socialiste, quelqu’un qui veut plus d’Etat, pas moins. Impossible, aux Etats-Unis, de se dire «liberal» lorsqu’on est libéral, au sens européen du terme. Impossible, aux Etats-Unis, mais… pas en Europe où l’on devrait avoir quelque idée de ces choses et où, par conséquent, on devrait s’interdire de qualifier de conservateur un mouvement qui veut faire diminuer l’étendue de la puissance publique.
Le culte idolâtre du futur
Le «Tea Party» veut donc revenir aux origines de l’Amérique. Aujourd’hui, dans l’Europe bien-pensante, tout mouvement de retour vers le passé est considéré comme négatif, réactionnaire, obscurantiste. Que tous les révolutionnaires de la modernité se soient réclamés d’ancêtres comme, par exemple, la Rome antique, dans la Révolution française, ne saurait troubler les grands esprits qui, parmi nous, sont attachés au progrès, au mouvement vers l’avant, à un élan portant toujours plus loin vers un avenir radieux. En se réclamant des colons de Boston qui, il y a deux siècles et demi, ont rejeté des impôts sur lesquels ils n’avaient pas pu voter, le «Tea Party» serait tourné vers le passé, serait réactionnaire, conservateur, pratiquement horrible. Mais est-ce qu’on est respectable parce qu’on se tourne vers le futur, et méprisable si l’on se tourne vers le passé? Après tout, un regard sur le passé peut au moins donner des lignes directrices, tandis que l’avenir, vide par définition, n’offre aucun repère. Il est facile de l’encenser puisqu’il n’existe pas.
Comment se fait-il que des étiquettes trompeuses pénètrent si profondément dans le monde du journalisme écrit ou parlé? L’explication est simple: quelqu’un, dans une agence de presse, décide qu’un mouvement est libéral, conservateur, réactionnaire ou progressiste. Qui est ce quelqu’un? Personne n’en a la moindre idée. Mais on le suit dans de nombreux médias. Heureusement, dans quelques rédactions, on prend une distance envers les étiquettes collées sur l’actu, mais pas dans toutes. C’est seulement cette prise de distance qui peut apporter au lecteur ce qu’il ne trouvera jamais dans les nouvelles déversées par Internet.
La noblesse du journalisme
Le rôle du journalisme est d’éclairer les lecteurs, non de leur faire adopter des étiquettes et de les conduire ainsi dans la nuit de l’obscurantisme. C’est dans cette nuit qu’on les entraîne lorsqu’on dit du «Tea Party» ou de tout autre mouvement «taggé», qu’il est ultraconservateur, réactionnaire ou, à l’inverse, gauchiste, révolutionnaire. Il est alors suggéré, parfois intimé, qu’il faut désapprouver ce mouvement sous peine d’être politiquement incorrect. Il ne s’agit pas d’approuver, de désapprouver voire de diaboliser un mouvement, mais de donner au public non pas seulement de l’information (partout largement disponible aujourd’hui) mais encore des instruments de compréhension. C’est seulement munis de tels instruments que les citoyens peuvent exercer une faculté essentielle en démocratie, à savoir la faculté de juger par soi-même. Aider son semblable à comprendre, sans jamais lui dire ce qu’il doit penser, voilà ce qui ne va malheureusement plus de soi. Il est tellement plus agréable de s’ériger en juge suprême énonçant ce qui est sain ou malsain. En un temps où les repères culturels se perdent, ça rapporte. Ça abrutit aussi en incitant lecteurs, auditeurs et téléspectateurs, à avoir une opinion sans avoir à payer le prix d’une réflexion personnelle.