Taoua et l’air du temps
ma semaine suisse
Le pire ennemi de la tour Taoua à Lausanne, c’est le climat ambiant. Un puissant courant conservateur commande de refuser tout ce qui dépasse ou paraît excessif. D’autres votations ont donné un aperçu de la puissance de ce levier sur le citoyen devenu bien frileux

Ma semaine suisse
Taoua et l’air du temps
Les Lausannois oseront-ils donner sa chance à Taoua, cette tour projetée sur le plateau de Beaulieu pour redonner du souffle au quartier et au Centre de congrès, en déclin lent mais constant? Les partisans ont perdu de leur assurance. A mesure que l’échéance approche, la nervosité les gagne, eux qui voient dans cet édifice, ses 87 mètres et 27 étages, un attribut de la modernité, une affirmation du caractère métropolitain de la capitale vaudoise. On comprend leurs inquiétudes. Le détour des urnes, glorifié par principe, n’est pas une sinécure. L’histoire de Lausanne – et d’autres villes – est pavée de projets urbanistiques défaits par la vox populi.
La campagne sur Taoua a été vive, le débat de bonne facture, comme dans les colonnes de ce journal cette semaine – quatre avis tranchés ou nuancés, tous honnêtes, argumentant sur la qualité et les défauts de la tour, son architecture et son ancrage dans le territoire. Mais ces raisonnements rationnels, ces bras de fer sur la nécessité, ou non, de densifier la ville, et les meilleurs moyens d’y parvenir, sont-ils de nature à convaincre le citoyen? Le peuple obéit plutôt à des réflexes primaires. Le sort de Taoua pourrait bien être tranché par un vote de principe – pour ou contre la ville et son développement – guidé par l’humeur et la force des images.
Instrument de marketing urbain à la mode, la tour n’a pas que des atouts. Elle est aussi perçue comme un symbole de la croissance à tout prix, de la course effrénée à l’essor urbain, de la fascination pour le gigantisme. A cet égard, Taoua est une provocation dans le climat ambiant un peu tristounet. Un puissant courant conservateur traverse le pays. La tentation de se replier sur son jardin, la frilosité face au progrès et à la science, la critique frontale de la croissance distillent une petite musique anesthésiante. Le contraste est frappant avec l’optimisme et l’audace qui caractérisèrent l’Expo nationale de 1964 à Lausanne, dont les Vaudois vont commémorer le 50e anniversaire.
Il n’est pas surprenant que les deux partis à la manœuvre pour barrer la route à Taoua soient l’UDC et les Verts. Ces deux partis, que presque tout oppose, se rejoignent quand ils brassent, chacun à sa manière, le même bouillon: le bonheur est dans le village, le pré, le quartier; l’horreur se niche dans la ville pieuvre et ses formes délirantes, dans l’excès, le trop-plein et la profusion – «Small is beautiful!»
Difficile de ne pas voir une résonance entre la bataille menée contre Taoua, l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse», les initiatives de Franz Weber «Stop aux résidences secondaires» et «Sauvez Lavaux» – les Vaudois revoteront sur ce sujet en mai. On ne touche à rien, on ne construit plus, on élève des barricades, on protège son jardin.
L’UDC a fait des étrangers des boucs émissaires pour les grues dressées dans les paysages de nos belles contrées. Freinons l’immigration, on construira moins, on aura moins de grues sous le nez, on respirera mieux! Un fort courant écologiste, prêchant la décroissance, défend un programme similaire – Ecopop.
Aujourd’hui, il faudrait refuser Taoua parce qu’elle est trop grande, trop massive, qu’elle générera trop de trafic, trop de nuisances et ne profitera qu’aux riches. Refrain connu. Oter les grues, empêcher les tours, chasser les étrangers, démoniser l’argent! Refuser tout ce qui est saillant. Rien ne doit dépasser.
Les preux chevaliers surfant sur cette vague bénissent la démocratie directe. Elle leur offre l’occasion de travailler le corps social en le confortant dans sa confuse impression que les édiles ne contrôlent rien et laissent faire n’importe quoi. Le peuple saura restaurer l’ordre.
Bien sûr, rien ne garantit que Taoua, si elle est construite, sera une réussite. Les tours isolées se voient beaucoup et la communauté paierait cher un ratage. Mais il faut tordre le cou à la fable du «laisser-faire». Taoua a des missions qui ont été négociées entre la Ville et un investisseur. Elle a été jugée le meilleur choix pour un cahier des charges précis; les membres du jury n’étaient pas des ânes. La Ville ne brade pas son territoire à des capitalistes cyniques, mais elle profite de la disponibilité de capitaux privés pour apporter une réponse, partielle et sans doute imparfaite, à des besoins réels – la demande de logements, le défi d’attirer de nouveaux contribuables, la modernisation du Centre de congrès de Beaulieu. Des enjeux ni inventés, ni mineurs.
La démocratie offre l’occasion de conforter le corps social danssa confuse impression que les édilesne contrôlent plus rien
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