Taxer les plus riches pour des sociétés plus solidaires et féministes
Opinion
OPINION. Au nom de l’égalité des sexes, les gouvernements doivent investir dans les services publics et les infrastructures et financer l’effort par une hausse de l’imposition des entreprises, selon Magdalena Sepulveda, directrice exécutive de la Global Initiative for Economic, Social and Cultural Rights

Aux Etats-Unis, c’est la vice-présidente Kamala Harris qui a tiré la sonnette d’alarme, fin février, en soulignant que 2,5 millions de femmes avaient été contraintes de quitter le marché du travail depuis le début de la pandémie.
«Notre économie ne peut pas se redresser sans la pleine participation des femmes, il s’agit d’une urgence nationale», a-t-elle martelé. Et pour cause: alors que les femmes représentent 43% de la main-d’œuvre outre-Atlantique, elles ont été affectées par 56% des pertes d’emploi liées à la pandémie, du fait de leur surreprésentation dans des services à la personne et dans le secteur informel.
Le diagnostic de Kamala Harris pourrait être étendu au monde entier. Au Brésil, par exemple, le taux de participation des femmes au monde du travail s’est effondré de 14% en un an. L’impact sur le revenu est évident, avec des conséquences à très long terme, puisque cela implique également une chute de leurs droits de retraite – quand ils existent.
Même pour celles qui ont réussi à garder un emploi, la situation s’est détériorée. C’est notamment le cas en Suisse, où les notes données par les femmes à leurs conditions de travail se sont beaucoup plus dégradées que celles des hommes depuis le début de la pandémie. Pour certaines, l’isolement social a réduit leurs possibilités d’échapper à la violence domestique. Et pour la plupart, elles ont dû dédier plus d’heures encore au travail domestique non rémunéré. Elles prennent soin des malades et des personnes âgées et se transforment en maîtresses à la maison pour les centaines de millions d’enfants privés d’école depuis l’irruption du virus.
Perspectives alarmantes
Les conséquences de la répartition inégale entre hommes et femmes des soins non rémunérés et du travail domestique sont déjà connues. Les femmes et les filles ont moins de temps à consacrer à leur éducation et à la formation continue. Elles ont aussi plus de difficultés à entrer dans le marché du travail rémunéré et à y progresser, ont des salaires plus bas, moins de protection sociale et de pensions de retraite.
A long terme, les perspectives sont alarmantes, alors que plus de 1,7 milliard d’enfants ont été touchés par les fermetures d’écoles. Pour beaucoup de filles, c’est une sortie définitive du système. Certaines travaillent dans les champs ou comme domestiques, et l’ONG Save the Children estime qu’il faut s’attendre, d’ici à 2030, à 13 millions de mariages d’enfants de plus que ce qui aurait été le cas sans Covid-19.
Cette situation n’est ni acceptable ni inévitable. Partout dans le monde, on a pris conscience du rôle crucial des services publics tels que les services de santé universels, les soins aux plus âgés et aux enfants, l’éducation, l’accès à l’eau et à l’assainissement. Des missions qui reposent majoritairement sur les épaules des femmes, dans des conditions de travail souvent déplorables. Ce sont les premières à payer le prix de décennies de coupes budgétaires et de privatisation des services essentiels. C’est donc aussi au nom de l’égalité des sexes que les gouvernements doivent prendre des mesures immédiates et à long terme pour investir dans les services publics, la protection sociale et les infrastructures.
Qui va financer les investissements?
Ces investissements auront évidemment un coût, et il s’agit au fond de répondre à une question simple: qui va payer? A l’ICRICT, une commission engagée dans la réforme du système fiscal international de manière juste et équitable, nous répondons sans ambages qu’il est temps de faire payer les plus riches. D’autant qu’ils se sont encore enrichis cette dernière année, comme l’a montré un récent rapport d’Oxfam. Les dix premiers milliardaires du monde – tous des hommes, sans surprise – ont vu leur patrimoine augmenter d’un demi-billion de dollars depuis mars 2020, plus que ce qu’il faudrait pour financer un vaccin contre le Covid-19 pour tous. Cette pandémie doit marquer un tournant dans l’imposition des plus riches.
C’est aussi l’occasion de s’attaquer réellement à l’évasion fiscale des entreprises. Et nous avons une solution à portée de main: l’adoption d’un taux effectif minimum d’imposition des sociétés de 25% au niveau mondial. Toute multinationale qui affiche ses bénéfices dans un paradis fiscal serait donc imposée dans son pays d’origine jusqu’à ce taux minimum, elle n’aurait donc plus aucun intérêt à le faire. Utopique il y a encore quelques semaines, cette mesure est désormais accessible, l’administration Biden ayant promis d’essayer de mettre un terme à la concurrence fiscale entre les pays.
L’engagement américain peut changer la donne, même s’il est essentiel que les négociations se déroulent de la manière la plus transparente et la plus égalitaire possible, idéalement au sein de l’ONU. Aujourd’hui plus que jamais, taxer les plus riches ouvrirait la voie à des sociétés qui font du soin aux plus vulnérables et de la solidarité une priorité. Et cette crise a une fois de plus démontré que cela ne sera pas possible sans mettre les droits des femmes au centre de nos valeurs.
Magdalena Sepulveda est directrice exécutive de la Global Initiative for Economic, Social and Cultural Rights et membre de la Commission indépendante sur la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT).
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