Quand la technologie investit le foot
La Coupe du monde de football aura des allures de science-fiction cette année. Un jeune paraplégique équipé d’un exosquelette aura l’honneur de donner le coup d’envoi du match d’ouverture ce jeudi au Brésil, volant la vedette aux Messi, Neymar et Shaqiri. Développée dans le cadre du projet «Walk Again» de l’Université Duke en Caroline du Nord, réalisée en partie par impression 3D, cette armure thérapeutique connectée au cerveau permet aux personnes handicapées de marcher. Miguel Nicolelis, directeur du projet, le présente comme un exploit: apporter la science sur un terrain de foot.
Le jeune paraplégique ne passera que quelques minutes dans l’arène. A quand donc un événement sportif réservé aux personnes paraplégiques équipées d’un exosquelette? C’est pour bientôt. Le 8 octobre 2016, le Hallenstadion de Zurich accueillera les premiers Jeux olympiques «bioniques»: le Cybathlon. Au menu: courses virtuelles contrôlées par le cerveau, courses de fauteuils roulants mécanisés, courses à pied avec des prothèses bioniques ou encore courses assistées par exosquelette. Ces événements sont autant de signes de l’essor de l’utilisation des technologies NBIC (nano, bio, info-technologies et sciences cognitives) sur l’être humain.
Bien que ces technologies soient initialement développées à des fins thérapeutiques, il n’y a aucune raison pour qu’un athlète sans handicap ne puisse – ou ne veuille – pas aussi les utiliser afin d’augmenter ses compétences. On peut dès lors imaginer une compétition d’athlètes valides équipés d’exosquelettes, où la différence entre «valides» et «handicapés» se ferait de plus en plus floue.
Les Google Glass pourraient, par exemple, révolutionner le sport. Imaginons un match de football avec un Lionel Messi téléchargeant en temps réel la meilleure tactique à adopter dans une phase de jeu grâce à des lentilles connectées à une intelligence artificielle compilant tous les scénarios. Imaginons chaque joueur, entraîneur et téléspectateur équipé des mêmes lentilles. Le sport pourrait bientôt vivre sa propre révolution NBIC, comme l’affirmait Chris Kluwe lors de la conférence TED 2014 à Vancouver. Cet ancien sportif d’élite est convaincu que la réalité augmentée va transformer les pratiques sportives autant que leur mise en spectacle. D’une part, le jeu lui-même deviendra plus spectaculaire. D’autre part, grâce à des périphériques informatiques de réalité virtuelle, tels qu’Oculus Rift, le spectateur se mettra à la place de son joueur préféré.
Au-delà des problèmes sociaux et éthiques souvent évoqués concernant l’usage de technologies à des fins d’amélioration (menace pour la santé, inégalités d’accès aux technologies, coercitions passives et actives avec des athlètes qui pourraient se voir obligés d’accepter des modifications technologiques sur leur personne), il est intéressant de s’interroger sur la place que nous accordons à la technique dans nos sociétés. Plutôt que de crier à la révolution, on peut voir les exemples de scénarios technologiques sportifs relatés ci-dessus comme la poursuite d’un effort constant pour augmenter les performances de l’athlète avec les techniques les plus variées.
Pendant la Coupe du monde, on parlera beaucoup de «gestes techniques». Maîtrisé après un long et rigoureux entraînement, le geste technique n’est rien d’autre qu’une relation virtuose d’un humain avec le ballon. Pour que cette relation soit une réussite, et que le geste technique soit autre chose qu’une parade spectaculaire (ce qu’il peut aussi être à l’occasion), il doit être compris dans des relations avec les autres membres de l’équipe, soigneusement élaborées et expérimentées en amont. Les enregistrements des matches précédents seront donc étudiés, le comportement de l’adversaire et les performances de l’équipe décortiqués. Comme les téléspectateurs, les joueurs bénéficient d’une technologie de pointe: des dizaines de caméras haute définition traquant chaque mouvement. Zooms et ralentis dévoilent les beaux comme les mauvais gestes; sourires et agressions s’affichent aux yeux de tous.
La pelouse n’est pas en reste: taillée, préparée et soigneusement examinée par des ingénieurs agronomes, elle est elle aussi un «miracle technologique», surveillé de près par ceux qui préparent le matériel des joueurs. Le profil et la disposition des crampons seront réglés individuellement en fonction du poste de jeu et des préférences de chaque joueur, ainsi que des conditions météorologiques.
On pourrait multiplier les mentions d’interventions directes, capitales et en même temps si discrètes, des technologies, des plus éprouvées aux plus pointues. Citons par exemple le ballon qu’on nous annonce bardé de capteurs connectés, dont les informations sur les trajectoires seront à coup sûr scrutées par les équipes.
Immenses agencements d’efforts techniques, physiques, intellectuels et médiatiques, des manifestations comme la Coupe du monde de football sont des miracles technologiques permanents. Mais tout est fait pour l’oublier, seule compte la célébration du mérite et de la performance des héros du stade. Les coulisses restent bien cachées.
Alors que la technologie sera omniprésente lors de la Coupe du monde, en vertu de quoi serions-nous un jour surpris de voir un robot en équipe nationale? Et si le coup d’envoi spectaculaire du Mondial pouvait tout à coup laisser entrevoir que le corps bien humain des joueurs est pris en charge par des dispositifs techniques, dont la seule différence avec l’exosquelette annoncé est qu’ils restent autant que possible cloîtrés dans la discrétion des centres de formation?
Le miracle techno-logique ne serait-il pas plutôt à entendre dans un autre sens, un peu désuet, où le suffixe logique désigne l’étude et la manière de parler de la technique? Dans l’admiration craintive de révolutions spectaculaires, nous manquons cruellement d’une pensée capable d’explorer nos relations à la technologie contemporaine. Osons un discours qui cesse de passer sous silence la complexité des démarcations entre science, fiction et réalité; un discours assumant que la différence entre naturel et artificiel est peut-être aussi fragile qu’un pronostic. En football, tout est possible.
Gabriel Dorthe est doctorant en philosophie à l’Université de Lausanne
Johann Roduit est en séjour de recherche à l’Université d’Oxford, au Centre Uehiro d’éthique pratique.Tous deux sont membres du think tank NeoHumanitas
Osons un discours assumant que la différence entre naturel et artificiel est aussi fragile qu’un pronostic
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