Pendant cette année anniversaire de nos 20 ans, «Le Temps» met l’accent sur sept causes emblématiques de nos valeurs. La première est celle du journalisme, chamboulé par l’ogre numérique, par les fausses nouvelles, et que les pouvoirs politiques rêvent toujours de reprendre en main. Nous vous avons présenté

Pour cette dernière semaine, nous vous proposons des réflexions et éclairages historiques. Premier épisode aujourd'hui avec Le Temps français, mort de ses relations avec le pouvoir


Sur la table du café parisien, Jean-Noël Jeanneney a posé l'un de ses livres. Les Grandes heures de la Presse qui ont fait l’histoire (Flammarion, 2013) raconte ces journaux qui ont façonné la France depuis la Révolution. L’un d’entre eux, Le Temps, est quelque part notre parent éloigné. Voici son histoire.

Le Temps: On cite souvent «Le Temps», en France, lorsqu’on s’intéresse au «Monde», «qui prit sa place comme un coucou» après la guerre, pour reprendre la phrase de ses adversaires. Mais «Le Temps» a sa propre histoire…

Jean-Noël Jeanneney: Le Temps a été, tout au long de son existence, de la période qui court de la fin du Second Empire jusqu’à l’occupation allemande de 1940, le reflet et l’instrument d’une sensibilité particulière: celle de la bourgeoisie telle qu’elle s’est développée à partir du règne de Napoléon III. Son fondateur, Auguste Nefftzer, un protestant strasbourgeois (qui finira sa vie à Bâle), s’est forgé une réputation de journaliste combatif sous le Second Empire, alors que la presse était largement bâillonnée. Dix ans après la création du Temps, en 1861, il cède sa direction à Adrien Hébrard. Le Temps se veut un journal élitiste, modéré, sérieux et souvent austère – jusqu’à l’ennui. Ses articles ne sont pas signés, sauf les chroniques littéraires et théâtrales, très influentes. Ce journal est républicain. Il ne prend pas parti pour le général Boulanger. Il s’affirme libéral, en termes économiques. Il est le porte-parole de la bourgeoisie, sa partie la plus installée, en tout cas. Ceux qui, à l’étranger, veulent connaître les positions de la diplomatie française doivent lire Le Temps.

Etre le porte-voix de la bourgeoisie, qu’est-ce que cela veut dire?

La prudence est la première vertu du Temps. Le journal est très nuancé sur l’affaire Dreyfus. Il est ensuite hostile au gouvernement Combes, qu’il juge trop anticlérical, avant la séparation des Eglises et de l’Etat. Il est fort patriote lors de la guerre de 1914-1918, puis il s’oppose au Cartel des gauches de 1924 et au Front populaire de 1936, sans pour autant rejoindre les nostalgiques de la monarchie. Le Temps incarne une France de l’argent, celle des grandes familles, celle, au parlement, de la droite orléaniste. 20% des 60 000 exemplaires du journal, (un tirage fort modeste comparé à celui de ses concurrents populaires), sont diffusés dans les capitales étrangères. Le Temps est munichois en 1938, ce qui entraîne la démission de son correspondant à Prague, dans la Tchécoslovaquie dépecée: un professeur nommé Hubert Beuve-Méry, le futur fondateur du Monde. Le journal, très anglophile, ne se montre pas trop farouche envers Mussolini et Franco. A l’intérieur, il défend une ligne conciliatrice entre les différentes droites françaises. Pendant la guerre il se transporte à Lyon et continue à paraître quelques jours après l’invasion de la zone libre par les Allemands, en novembre 1942. Motif pour lequel il lui sera interdit de renaître à la Libération – contrairement au Figaro qui s’est sabordé quelques jours plus tôt. Ce qui permet au gouvernement provisoire du général de Gaulle de faire passer la ligne entre les deux et de laisser reparaître le second.

«Le Temps», c’est le journal des «Maîtres de forges» et des «200 familles»?

La grande bourgeoisie sous la Troisième République veut de la stabilité, de l’influence, une reconnaissance culturelle et littéraire. Lorsque à la fin des années 1920, le capital du Temps se retrouve mis en vente par les fils d’Adrien Hébrard qui lui ont succédé en 1914, un tour de passe-passe a lieu. François de Wendel, à qui j’ai consacré ma thèse, riche maître de forges, sénateur et régent de la Banque de France, propriétaire du Journal des débats, organise un tour de table secret pour racheter Le Temps. Rachat dont la façade est son directeur, Louis Mill. Cette vente masquée provoquera un grand tumulte lorsqu’elle sera révélée, notamment à gauche. On découvre qu’il était le prête-nom d’un «consortium» regroupant des fortunes proches du Comité des forges, du Comité des houillères, des assureurs… Il s’agit moins, dans l’esprit de ces gens-là, d’influencer directement le contenu du journal que d’éviter qu’il ne tombe dans les mains de tel ou tel «nouveau riche», ou même ne soit financé de l’étranger. Tout devient plus compliqué à partir de 1933, avec la montée en puissance de l’Allemagne hitlérienne qui divise la droite. Wendel, par exemple, est en désaccord avec la ligne «d’apaisement» du journal en 1938. Après la défaite, le journal devient «raisonnablement» vichyste. Comme la plus grande partie de la grande bourgeoisie française, au moins un certain temps…

Qu’apprend Le Temps sur les relations de la presse et du pouvoir en France?

En dépit de sa façade honorable, le journal n’hésite pas à accepter des subventions cachées venant de la diplomatie de tel ou tel petit pays. Il est colonisateur, et acquis au lobby colonial. Sa rubrique financière est plus ou moins affermée à des banques. En politique il demeure, en gros, au centre droit, en respectant les principes démocratiques, avant de tomber dans le piège vichyste. Son histoire est en vif contraste avec celle de son successeur, Le Monde. Installé dans les locaux du Temps, boulevard des Italiens, à Paris, et reprenant son apparence formelle, jusqu’aux lettres gothiques du titre, Le Monde de Beuve-Méry affirme, après-guerre, son indépendance politique et financière. Le Temps était de centre droit. Le Monde, tout en étant influencé par la démocratie chrétienne, penche au centre gauche et se veut passionnément libre par rapport aux puissances de l’argent. L’après-guerre sonne le glas de l’héritage du grand quotidien bourgeois de la Troisième. En 1956, des industriels, inconsolables de la mort du Temps, lancent, sous les auspices d’Antoine Pinay, personnalité populaire de la droite modérée, un quotidien destiné à rivaliser avec Le Monde, et si possible à le couler. La rancune n’était pas morte. Ce fut Le Temps de Paris. L’expérience fut de courte durée: soixante-six numéros et beaucoup d’argent englouti. Le Temps est définitivement mort avec son époque.


A lire, de Jean-Noël Jeanneney: «François de Wendel en République. L’argent et le pouvoir (1914-1940)», 2e édition, Paris, Perrin, 2004

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