On reste abasourdi devant une telle offensive d'angélisme. Comment peut-on dire que pendant le conflit mondial la BRI n'a pas transigé avec la morale dictée par une stricte neutralité et qu'elle a limité son activité à la gestion de ses actifs en bon père de famille? C'est occulter sans le moindre scrupule toutes les compromissions de la BRI avec le Reich et affirmer à tous vents qu'il ne s'est rien passé. A force de se le répéter, les dirigeants eux-mêmes deviennent convaincus qu'ils n'ont fait que leur devoir, qu'on ne peut rien leur reprocher, alors que les faits s'inscrivent violemment en faux contre une telle certitude. C'est un processus psychologique classique. On se forge une vérité qui peu à peu s'impose au point de faire oublier la réalité. Tout ce qui est négatif étant refoulé dans le subconscient, la personne s'insurge contre ceux qui pourraient douter de sa bonne foi. Devant une telle conviction, la répétition qu'une stricte neutralité a été respectée, les hauts fonctionnaires alliés, les gouverneurs des banques centrales, les banquiers privés, puis le public se laissent convaincre. L'histoire secrète de la BRI a été occultée. A plusieurs reprises, les dérives condamnables de la BRI auraient pu être évitées, mais le courage fit défaut aux dirigeants pour prendre les décisions nécessaires.
A l'origine de toutes les difficultés se trouve la Conférence de Lausanne de juillet 1932 qui met fin aux réparations de guerre et en même temps termine l'activité qui adonné naissance à la BRI. C'est pour ce travail que les gouvernements ont signé la Convention de La Haye en février 1930, donnant à la BRI une immunité exceptionnelle même pendant la guerre. Elle avait la liberté de gérer à sa guise tous les actifs en sa possession ou en dépôt chez elle, et de procéder à tout mouvement d'or ou de devises. Pour continuer à fonctionner alors que son mandat est devenu sans objet, la BRI va monter une Chambre de compensation pour les transactions sur l'or. Son succès est largement dû aux mesures d'exception consenties à la Banque par les Accords de La Haye sur les dommages de guerre. On s'en est rendu compte de façon spectaculaire, lorsque l'or tchécoslovaque est envoyé de Londres à Berlin à la veille de la guerre sans que l'Angleterre ne puisse s'y opposer. L'extension de fait de l'immunité consentie à la BRI a été perverse, car elle lui a permis de faire toutes les opérations qu'elle désirait sans avoir de comptes à rendre aux gouvernements des pays concernés par les transactions en question. A partir de là, tout s'enchaîne.
Thomas H. McKittrick vient de prendre son poste à la tête de la BRI. La guerre a commencé trois mois plus tôt. Montagu Norman, le gouverneur de la Banque d'Angleterre, prêche pour que la BRI ne soit pas dissoute, car on peut en avoir besoin après la guerre, mais qu'elle soit réduite à l'état de squelette. Qu'elle soit «mise en veilleuse», comme l'affirme trente-cinq ans plus tard un document officiel de la BRI. C'est la solution raisonnable, car s'il ne reste que trois ou quatre employés, personne ne pourra demander à la BRI d'intervenir pour son compte, les nazis les premiers. La neutralité sera assurée. McKittrick ignore ces conseils. Il maintient la totalité du personnel présent avant le conflit, plus de cent personnes, parmi lesquelles des nazis et des fascistes. Afin de couvrir les frais, il accepte de travailler directement ou indirectement pour le Reich.
McKittrick va alors se lancer dans une série d'opérations sur l'or au profit des nazis. Vingt tonnes d'or sont transportées par la BRI de la Suisse au Portugal. C'est la dernière phase d'une opération de blanchiment d'or qui permet à la Reichsbank de régler des exportations de tungstène portugais vers les usines d'armement du Reich. Il se fait rappeler à l'ordre par le gouverneur de la Banque d'Angleterre qui a eu vent de l'affaire. Il n'en tient pas compte.
La Suède exporte vers l'Allemagne du minerai de fer en quantité sans lequel l'industrie de guerre allemande ne pourrait pas fonctionner. Pour faciliter le règlement des factures suédoises, la BRI accepte moyennant une commission de compenser de l'or reçu à Berlin contre de l'or dont elle a la disposition à Stockholm. A un autre moment, McKittrick donnera son accord pour changer plus d'une tonne d'or nazi contre des francs suisses. Il va plus loin encore en acceptant de faire refondre des lingots et des pièces d'or dont les propriétaires sont douteux en lingots «propres».
Mais la plus grosse opération, c'est certainement d'avoir accepté entre 1943 et 1945 pour 35 millions de francs de l'époque d'or de la Reichsbank en paiement des intérêts dus par l'Allemagne sur les fonds de la Banque investis dans le pays. McKittrick savait que de l'or nazi pillé circulait en Europe. Les Alliés l'avaient mis en garde par des communiqués officiels en janvier 1943 et 1944. Les Américains avaient même annoncé que quelle que soit l'origine de l'or allemand, volé ou pas, tous ceux qui feraient des transactions sur ce métal avec les puissances de l'Axe devraient rendre des comptes après la guerre, car ces transactions ne seraient pas reconnues. Il était alors impossible de différencier l'or pillé de l'or légitime. Le seul choix qui restait au président de la BRI, c'était de refuser toute livraison d'or. McKittrick ne s'y est pas décidé.
Mai 1945, la guerre est terminée. McKittrick continue à employer des nazis malgré l'expérience qu'il a vécue en 1942 lorsqu'un de ses cadres allemands est arrêté et expulsé par la police suisse comme espion. La Confédération dresse des listes de nazis qui doivent quitter le pays. McKittrick va personnellement intervenir auprès des plus hautes instances à Berne pour le faire rayer des listes. La question ne se pose pas pour l'un d'entre eux. Il se suicide lorsqu'il apprend qu'il a été découvert comme ayant dénoncé des déserteurs alsaciens réfugiés en Suisse. Leurs familles restées en Alsace ont été déportées vers la mort. La BRI abrite des criminels de guerre. Quant au directeur général adjoint nazi Hechler, McKittrick le garde contre toute raison. C'est sa mort qui résout le problème. Collaborer pendant la guerre fut très souvent sanctionné par des peines allant de la prison à la mort. Continuer à collaborer avec des nazis dans les mois qui ont suivi la victoire, c'est impensable. C'est cependant le choix indigne que fit McKittrick.
On doit se demander ce qui poussa cet Américain à agir ainsi. Il a répété pour sa défense qu'il estimait que sa mission était de conserver intactes les forces de la Banque dont le rôle serait nécessaire pour reconstruire l'Europe. Quelle Europe? Celle du «nouvel ordre nazi»? Jusqu'en 1942 on pouvait penser que l'Allemagne allait gagner la guerre et dominer l'Europe. Ce n'est tout de même pas au service de cette Europe que McKittrick s'est employé à conserver active la BRI. Il connaît l'importance qu'attachent à la BRI la Reichsbank et la Banca d'Italia. Il écrit à Norman en mai 1942: ces banques «attachent une grande importance aux possibilités de discussion après la cessation des hostilités […] Elles estiment que la BRI est le lieu pratique de réunion sans lequel l'alternative serait d'attendre et de perdre peut-être une année ou même plus avant que la Conférence se réunisse et prenne des décisions». Voilà la BRI promue en lieu privilégié pour tenir une «Conférence sur la paix» sous l'égide des puissances de l'Axe. On ne peut pas imaginer que McKittrick se soit préparé pendant les trois premières années de la guerre à servir un Reich victorieux. Ce serait criminel.
Le maintien de la BRI pour servir une victoire alliée qui se profile à partir de 1942 semble être une explication bien insuffisante. Les Alliés ont su mettre en place rapidement les structures nécessaires à l'après-guerre. Il suffit de se rappeler l'énorme machine que fut l'UNRRA pour les personnes déplacées, le plan Marshall, le FMI et la Banque mondiale. Dans ce concert de poids lourds, même utile, la BRI ne pouvait apporter qu'une contribution marginale. De toute façon, dès la mi-1946, l'équipe dirigeante de 1939 avait à une exception près disparu.
Une autre question revient continuellement: la BRI devait subsister pour sauvegarder les importants investissements qu'elle avait faits pour le compte des banques centrales en Allemagne. En mai 1942, aux Communes, un parlementaire demande s'il ne serait pas mieux que le gouvernement britannique et la Banque d'Angleterre se retirent de la BRI. Sir Kingsley Wood répond que ce ne serait pas à l'avantage du pays. «Nous avons des intérêts substantiels dans la Banque et nous devons les sauvegarder dans toute la mesure du possible.» C'est l'argument que de très nombreux dirigeants de sociétés ont utilisé pour justifier la poursuite de leurs activités dans l'Europe nazie. Il n'a pas été retenu par la justice qui les a condamnés comme collaborateurs. On peut d'ailleurs se poser la question de savoir ce que la BRI aurait pu faire si Hitler avait décidé pendant la guerre d'annuler arbitrairement les investissements de la Banque en Allemagne? Et ce ne sont pas des administrateurs anglais qui ne vinrent jamais à Bâle pendant la durée des hostilités qui auraient empêché Hitler de mettre la main sur les actifs bâlois de la BRI, comme le suggère en 1942 le chancelier de l'Echiquier: «Si nous retirions nos administrateurs, les actifs de la Banque tomberaient entre les mains des Allemands. […] La Banque pourrait alors devenir une institution contrôlée par les forces de l'Axe et ses fonds utilisés pour l'effort de guerre allemand.» Il faudra attendre 1953 pour que la dette allemande envers la BRI soit remboursée par la République fédérale.
Ces explications ne sont pas satisfaisantes. McKittrick a agi de manière parfaitement gratuite et est pleinement responsable. Comme le rappelle Sir Wood: «Le président de la banque est un citoyen américain et la direction est entièrement entre ses mains […], personne d'autre n'en a la responsabilité.» On a reproché avec raison à la Suisse d'avoir échangé de l'or nazi contre des francs suisses si utiles à un pays dont le manque de devises fortes mettait en péril ses importations de matières premières stratégiques. Encore s'agit-il dans l'esprit des dirigeants suisses de sauver les 5 millions d'habitants d'un pays qu'ils estiment à la merci de l'Allemagne. On ne peut tout de même pas prétendre que c'est pour sauver une société de 100 personnes ou même sauver son poste que McKittrick a enfreint toutes les directives de son propre pays. Et ce n'est pas la partie des dividendes reçue par les Alliés sur les investissements allemands qui peut justifier la non-observation des sévères avertissements alliés.
La seule explication, qui n'est en aucun cas une excuse, est que McKittrick a été pris dans un engrenage progressif dont il n'a pas reconnu la nature et qu'il s'est refusé à dominer. Car enfin, pendant que les soldats américains, ses compatriotes, se faisaient massacrer sur les plages d'Afrique du Nord, d'Italie ou de France, cet homme travaillait la main dans la main avec les Allemands, entretenant des rapports plus que cordiaux avec des gens qui allaient être condamnés comme criminels de guerre.
La BRI comme institution a été mise en examen et condamnée à rendre l'or nazi pillé qu'elle avait reçu pendant la guerre. Rien de tel n'est intervenu pour le président de la Banque. Il est rentré à New York avec tout le respect dû à un vice-président de la Chase Bank. A sa mort en 1970, le New York Times publia une nécrologie positive intitulée «T.H. McKittrick, un financier mondial». Tout est oublié! On est loin de l'attitude du gouverneur Norman de la Banque d'Angleterre pour lequel la moindre compromission avec les nazis était exclue. Il disait à McKittrick: «Si je m'assieds aujourd'hui à Bâle à la même table du Conseil que les représentants allemands, je transgresserais le Trading with Ennemy Act qui interdit tout contact d'affaires avec l'ennemi.» L'Allemagne a déclaré la guerre aux Etats-Unis le 11 décembre 1941. A partir de cette date, McKittrick devait modeler son attitude sur celle de Norman. Il n'en fut pas question. Ce qui le conduisit progressivement à une collaboration aggravée avec les dirigeants nazis de la Reichsbank. Pour un citoyen américain, cela s'apparente à un acte de collusion avec l'ennemi qui n'a jamais été sanctionné.
Editions Labor et Fides, Genève 2004, 118 p.