Transparence et vie privée à l’ère de la «post-privacy»
Il est enfin temps d’appréhender la notion de transparence sans le halo de mystère qui l’entoure habituellement. Nul contrôle n’est envisageable sans que l’on puisse voir «à travers» la matière concernée… et sans que l’on puisse aussi percevoir ses travers, il est vrai. Mais tout ceci est une bonne chose uniquement si le contrôle rendu possible par la transparence est légitime et utile.
Il est évident que l’action des instances étatiques doit être transparente. Dans un ordre libéral, les citoyens accordent un mandat temporaire et sujet à modification à un gouvernement démocratiquement élu. Afin que le mandant ne se laisse pas abuser par son mandataire, la transparence est de mise. Le souverain doit être en mesure de vérifier quelles décisions politiques sont prises, quand, par qui, à quelle fin et dans quelles conditions. Il est raisonnable, par exemple, que les députés déclarent la source de leurs revenus et les montants ainsi perçus. Mais gare aux excès! Toute obligation de publicité peut devenir un monstre bureaucratique. Sans compter que la vie privée des parlementaires ne regarde personne.
Le citoyen n’a pas besoin de tout savoir, mais ce qu’il doit savoir doit lui être transmis de façon précise. Il serait absurde de lui communiquer les résultats du travail des services de renseignement, très controversés depuis de scandale de la NSA. Mais il doit savoir […] que les services de renseignement ont, eux aussi, besoin d’un mandat explicite pour leurs activités et quant aux moyens qu’ils peuvent utiliser. Car il repose sur une décision qui incombe au souverain; le whistleblower Edward Snowden a tout à fait raison à ce propos.
A la différence de l’Etat, le citoyen «transparent» est déjà une réalité; on peut le suivre à la trace partout. […] Aujourd’hui, la transparence, longtemps sacralisée, ne signifie rien de moins qu’une perte de contrôle individuel. Le traitement électronique des données et Internet permettent également à l’Etat d’obtenir facilement des données personnelles et de les utiliser, et ce à n’importe quelle fin.
La transparence numérique généralisée modifie aussi le rapport entre les citoyens. Que l’on soit mandant ou mandataire, tout le monde se trouve en pleine lumière. Les jeunes, surtout, se mettent à nu, parfois au sens littéral du terme, sur des plateformes telles que Facebook, Twitter, etc. Il est devenu compliqué, voire coûteux de ne pas laisser de traces de sa vie personnelle sur ces supports. La sphère privée? Quelques jeunes intellectuels ont déjà déclaré que l’ère de la «post-privacy» était arrivée. Ils ne s’en inquiètent pas. Au contraire, ils affirment, naïvement, que l’information omniprésente créera aussi une tolérance générale, à même de rendre la sphère privée obsolète. Que dire alors des phénomènes comme les «shitstorms», le «stalking» et le «mobbing» sur le Web? Dans ce monde parallèle, les bonnes manières sont pourtant en voie de disparition… Les extrémistes de tous bords, se sentant moins seuls dans leurs communautés virtuelles respectives, «purifient» leurs idéologies et abandonnent tout garde-fou.
Ils dénoncent comme un acte de violence réactionnaire de l’Etat la «gomme numérique», cette technique en développement qui permet d’assurer que tout ce qui est publié sur Internet n’est pas obligé d’y rester. D’une manière étonnante, leur discours s’apparente à celui des anarcho-capitalistes, qui souhaitent abolir l’Etat. Alors que les «post-privacy people» ont fait leurs adieux à la sphère privée, les anarcho-capitalistes envisagent un monde dans lequel il n’y aurait pas de droit à la propriété intellectuelle et rejettent les brevets, qu’ils considèrent comme de simples privilèges étatiques. […]
Ce type d’idées est dangereux lorsque le scepticisme naturel que doit inspirer l’action du gouvernement se transforme en une légèreté pleine d’arrogance, et lorsque se voient niées tant la légitimité de l’action collective selon les règles démocratiques que la nécessité même d’un ordre légal protégeant la liberté individuelle. Pourtant, la tradition libérale fournit toutes les solutions nécessaires à la mise en place d’un cadre propice à la liberté […].
Heureusement, on assiste déjà aux premiers pas dans cette bonne direction, par le renforcement des droits individuels des usagers d’Internet. Si vous êtes insulté sur le Web, si quelqu’un s’est emparé de votre profil, si Google associe votre nom à une cause illicite, vous pouvez agir. Récemment, la Cour de justice européenne a même postulé un «droit à l’oubli».
On ne saurait arrêter, voire renverser le progrès technique; le tenter serait une erreur. Il faut juste créer un cadre adéquat, adapter l’ordre légal aux événements dans ce monde où l’information est omniprésente. Comment faire? En veillant à garantir au citoyen le contrôle légitime sur sa propre vie ainsi que sur l’action du gouvernement. La transparence n’est pas une valeur en soi, la liberté, si.
Cette contribution participe d’une réflexion plus large sur le thème de la transparence dans nos sociétés, qui est au cœur d’un séminaire intitulé «Transparence et libéralisme», le 30 août à 9h30 à la Maison helvétienne de Berne (entrée libre). Informations: www.libinst.ch
Karen Horn enseigne l’histoire des idées économiques. Elle est présidente de la Friedrich A. von Hayek-Gesellschaft en Allemagne
Gare aux excès! Toute obligation de publicité peut devenir un monstre bureaucratique
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