Ce constat s'applique évidemment à Genève. Je dirais même qu'au bout du lac, on aurait tendance à cultiver un fort engouement pour l'immobilisme. Il est vrai qu'il suffit de réunir moins de 20% de mécontents pour faire capoter un projet. Bref calcul: sur 360000 habitants adultes de notre canton, seuls 216000 ont le droit de vote (1); comptez que la moyenne de participation des citoyens à une votation s'élève parfois à environ 30%, soit 65000 personnes, et vous arrivez bel et bien à ces moins 20 pour cent. Même un 50% de votants permettra toujours à moins de 30% de la population d'imposer ses choix ou ses non-choix. Et je ne parle ici que de votations, non pas des recours juridiques et des pétitions diverses et nombreuses.
Certes, ce système présente l'avantage d'une démocratisation forte de nos processus de décision. Mais il aboutit aussi régulièrement - du moins au plan local - à une prééminence de l'opinion sur la politique et donc de l'émotionnel sur la raison. Ce phénomène induit une sensibilité extrême des élus à la moindre pétition, à la plus petite information relayée par la presse.
Voici donc venu le règne de l'opinion publique, influencée principalement par l'immédiateté et l'actualité. Si l'on ajoute que le renouvellement des parlements, en particulier sur le plan local, est important et fréquent, on imagine aisément ce qui peut rester d'une éventuelle mémoire collective, d'un possible dessein commun qui dépasserait l'horizon du court terme.
Répétons-le: ce modèle a des avantages. Les choses bougent ou évoluent lentement, ce qui est en général plutôt rassurant; quant au temps nécessaire à la prise de décision, il est suffisamment long pour que l'analyse qui la fonde soit la plus approfondie possible.
Mais il en résulte aussi deux inconvénients majeurs. Le premier inconvénient concerne la distance qui s'installe, le plus souvent, entre le projet d'origine et celui qui sera finalement accepté. On se retrouve alors le plus souvent avec un mouton à cinq pattes, tant il a fallu concilier de points de vue différents ou antagonistes. Sans parler des projets complètement dénaturés.
Le second inconvénient a trait à la créativité et à la lisibilité de l'action politique. Le risque de voir celle-ci se perdre dans le brouillard est en effet permanent.
Or il est évident qu'aujourd'hui,la situation s'aggrave. Car ce modèle s'inscrit dans un monde où l'information se délite. Sans doute la presse a-t-elle toujours dû travailler rapidement, en tenant compte de la concurrence avec d'autres médias. Elle le faisait avec plus ou moins de pertinence, plus ou moins de succès, en y consacrant, généralement, le temps et les moyens nécessaires à recueillir l'information sur le terrain puis à en expliquer les tenants et les aboutissants.
Mais les choses ont changé. Pour des raisons économiques, la plupart des organes de presse renoncent souvent à entretenir des correspondants aux quatre coins du monde pour les remplacer par des envoyés spéciaux qui découvrent leur sujet dans l'avion et fournissent leurs premières informations à peine débarqués sur le tarmac.
Sur le plan local, la tendance est également à restreindre le temps consacré à l'étude et à la mise en perspective des propositions ou des décisions politiques pour n'en relever que les aspects les plus «médiatiques».
Aujourd'hui, l'information est disponible en flux tendu sur Internet; les blogs et autres forums de discussion prolifèrent. Pour les citoyens, cette multiplication des canaux et des sources d'information ne va pas sans créer une certaine confusion. Au point qu'ils peuvent tout aussi bien se référer à des propos tenus dans une émission de téléréalité, dans un blog, un article de presse ou à un journal télévisé, sans forcément faire de distinction quant à leur niveau de pertinence ou d'expertise.
Les groupes de presse jouent eux-mêmes à fond ce jeu de la diversification, au motif que l'interactivité électronique et la multiplication des canaux d'accès à l'information, via en particulier les «gratuits», est un plus pour la démocratie. L'ennui, c'est qu'il n'est plus ici question de la qualité des contenus fournis mais de leur impact immédiat sur le public, dont dépendent bien entendu les recettes publicitaires.
En réalité, cette évolution contribue à saper les principes qui fondent une presse indépendante et critique, seule à même de garantir un véritable débat démocratique. A l'opposé, elle renforce cette forme de vacuité qui consiste à privilégier la rumeur invérifiée et le complot plutôt que l'observation et l'appréciation documentée et objective des faits.
La principale conséquence de cette évolution est de rendre de moins en moins repérables, identifiables, les projets politiques à long terme, qui demandent des explications circonstanciées, d'une part, et des processus de mises en œuvre complexes, d'autre part.
Ainsi, l'addition de ces nouvelles pratiques médiatiques et de la forte démocratisation des processus de décision contribue à renforcer la prééminence de l'opinion sur l'information.
Difficile pour le citoyen, dans ce contexte, de conserver une chance de pouvoir comprendre les mécanismes, les ressorts et les enjeux de la politique...
(1) Je me réfère au niveau cantonal et non au communal, où le nombre de votants est supérieur grâce au droit de vote octroyé aux étrangers.