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Ce texte est issu du projet «Ukraine Stories» lancé par le partenaire anglophone du «Temps» Geneva Solutions, qui traite de la Genève internationale. Il s’agit de soutenir et de publier le travail de dizaines de journalistes ukrainiens et russes qui ont perdu leur poste ou leur média mais pas leur savoir-faire.

Une campagne de financement participatif a permis de couvrir les deux premiers mois du projet. Si vous souhaitez le soutenir pour la suite, écrivez info[at]genevasolutions.news

Enfant, je collectionnais les douilles dans mon jardin. J’avais une grande collection, trois kilos de douilles et quelques balles réelles. On les échangeait avec les copains, on jouait avec, on comparait les numéros de séries. C’était chouette. Du moins, c’est le souvenir que j’en garde. Je ne sursautais pas au son des tirs et des explosions. Je m’y étais habituée. Je me souviens d'un jour où les bombardements s’étaient vraiment rapprochés de la maison. Les lumières étaient éteintes et ma mère, très tendue, marchait de long en large dans l’obscurité. Moi j’étais assise sur le canapé, je tricotais, presque au toucher. J’étais à l’aise.

Beaucoup de choses se passaient à l’époque. L’enterrement d’un voisin. Des rumeurs terribles. Un jour, alors que les bombardements avaient débutés, j’étais en route pour l’école et ma mère n’arrivait pas à me trouver. Elle courait partout dans le quartier à ma recherche. Il y avait des chars et des explosions et elle, elle n’arrivait pas à trouver son enfant. Pendant ce temps, j’étais couchée sur le ventre dans l’appartement d’une copine de classe. Je n’oublierai jamais l’hystérie de ma mère lorsqu’elle m’a enfin retrouvée. J’avais 7 ou 8 ans, peut-être 9… C’était il y a près de 30 ans. Beaucoup de gens ont oublié la guerre civile au Tadjikistan, de 1992 à 1997. Elle a fait entre 160’000 et 230’000 morts, selon les sources.

Des reliques sur une étagère

Au fil des années, mes souvenirs se sont polis, jusqu’à l’éclat. Ils sont devenus des reliques sur une étagère que l’on peut montrer à ses amis. Des histoires qui entretiennent un groupe bruyant ou un second rencard. J’étais persuadée que mes «obus de l'enfance» avaient été désamorcés, que je pouvais jouer avec eux, comme avec mes douilles, sans les faire détonner.

Mais ils ont explosé. Pas quand je couvrais la guerre, non. Ils ont explosé cette année, à la fin du mois de février, lorsque la Russie a déclenché une guerre contre l’Ukraine. J’étais pourtant en sécurité comparé aux personnes de Kiev, Kharkiv, Odessa, Marioupol…

C’était dans la région de Belgorod, en Russie. J’étais en train de filmer pour France24 l’équipement militaire transporté à travers la frontière ukrainienne toute proche pour bombarder Kharkiv. J’avais déjà vu cet attirail à plusieurs reprises, mais cette fois-ci, c’était complètement différent. C’était l’armée ordinaire de mon pays, sous mes yeux, en train de se préparer à tirer depuis des chars et des obusiers. Et je savais que dans quelques heures ou quelques jours, des gens allaient mourir sous ces coups.

C’est à ce moment-là que mes souvenirs d’enfance ont détonné en moi. Ces souvenirs que je ne connaissais pas. Ceux qui n’avaient pas été polis jusqu’à l’éclat. Ils ont explosé et j’étais nauséeuse et tremblante face à ce que je voyais sur le bord de la route de Belgorod.

Ils rêveront de la guerre

Tous les jours, je pense aux millions d’Ukrainiens avec ces «obus» plantés en eux, qui exploseront pendant des années. Comme les obus laissés par la seconde guerre mondiale qui explosent 80 ans plus tard. Les enfants, les adultes, tous les survivants détesteront le salut militaire (j’ai toujours détesté les saluts). Ils frissonneront au son des pots d’échappement dans lesquels l’air éclate. Ils pleureront la nuit. Ils rêveront de la guerre… C’est pour cela que les crimes de cette guerre ne peuvent pas être mesurés ou comptés.

Un ami de Kiev qui a survécu aux bombardements de la ville m’a écrit que ce n’était que récemment que c’était devenu vraiment effrayant. Maintenant que la guerre est à l’est et que les alarmes aériennes ne sonnent plus que rarement. C’est plus effrayant maintenant qu’avant. L’adrénaline salvatrice est retombée et les blessures commencent à s’ouvrir. La prise de conscience et la douleur sourde, infinie, arrivent. Pour ceux qui ont survécu à la guerre, la guerre ne se terminera jamais. Elle sera toujours en eux. Surtout quand le monde commencera à oublier cette guerre…

Les Russes qui sont restés dans le pays et ceux qui ont fui ont leurs propres traumatismes, leurs obus, leur peur, j’en parlerai une prochaine fois.

Traduction et adaptation: Aylin Elci

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