Dans la tête d’Hakim
J’ai oublié qui j’étais. Avant. J’ai des souvenirs pourtant, mais c’est un autre moi. Un égoïste perdu dans son monde capitaliste. Un individualiste qui ne pensait jamais à Allah, juste à lui, à réussir sa petite vie, faire plaisir aux parents, avoir une bonne situation
Dans la tête d’Hakim
Un adolescent endoctriné en Syrie
J’ai oublié qui j’étais. Avant. J’ai des souvenirs pourtant, mais c’est un autre moi. Un égoïste perdu dans son monde capitaliste. Un individualiste qui ne pensait jamais à Allah, juste à lui, à réussir sa petite vie, faire plaisir aux parents, avoir une bonne situation. Etre l’Arabe qu’on aime bien, parfaitement assimilé, celui qui épouse une Française et qui est apprécié de ses voisins. Celui qui ne transmettra à ses enfants aucune autre valeur que celle de l’argent. C’était moi il n’y a pas si longtemps.
Aujourd’hui je suis en Syrie. Je me tiens prêt pour le djihad, Allah fera de moi ce qu’il voudra.
J’ai peur. J’ai froid. Je ne dors pas beaucoup. Ils nous donnent des trucs pour tenir le coup. Des drogues qui m’embourbent l’esprit. Je me sens seul. Mes frères sont par là, chacun est occupé, ils s’engueulent, j’ai soif de cette union dont ils me parlaient au début. On se retrouve souvent mais ils m’adressent peu la parole, mon arabe est trop mauvais, ça les énerve. Je les comprends. Il ne faut plus que je déçoive mes frères, déjà que je n’ai pas été là pour eux les quinze premières années de ma vie. J’ai oublié d’où je venais. Mon père a oublié d’où il venait. Il ne m’a pas appris sa langue, ne m’a pas fait respecter le ramadan, il m’a dit d’aimer la démocratie alors que c’est péché. Maintenant je dois réparer les erreurs de mon père, les miennes.
Je suis là pour faire le djihad. Les médias là-bas disent qu’ils font de nous de la chair à canon. Ils désacralisent tout, ces chiens, qu’ils appellent cela comme ils veulent. Moi, ici, si mes frères souhaitent que je meure en martyr, j’irai fier et droit au paradis. Mes frères disent que je ne ressemble pas à un Arabe, c’est vrai, j’ai juste l’air d’un gars du sud, vaguement italien. Si je ne meurs pas demain, s’ils me gardent encore, je me laisserai pousser la barbe, la plus épaisse et la plus longue possible, pour qu’on sache d’où je viens. Qui je suis.
Maman, je sais que tu me pleures mais tu refuses de te voiler. De comprendre que tu es une dévoyée, à t’afficher bras nus et cheveux au vent dans la rue. J’ai honte pour toi. Mes frères disent que c’est à moi maintenant d’éduquer ma famille, de vous faire retrouver le chemin du Tout-Puissant. Ils me disent qu’à l’école j’ai toujours été l’Arabe. Que les professeurs louaient mon comportement pour mieux m’endormir, me manipuler, enterrer celui que j’étais au fond de moi. Mais mes frères, ici, ils m’appellent le Français. Ils se foutent de moi quand je ne comprends pas, quand j’ai peur. Je sens qu’ils vont bientôt se débarrasser de moi. J’espère que ça leur fera plaisir que je meure en martyr. Que je leur inspirerai enfin fierté et reconnaissance.
J’espère, papa, sinon à quoi bon. Papa, toi, tu étais fier de moi, et maman, moi je sais bien que tu n’es pas une dévoyée. Tu étais ma chérie, ma sainte, mon ange aux beaux cheveux qui sentaient bon. Mes parents, il ne faut pas que je pense à vous, ça fait trop mal. Ça me fait perdre de vue la cause. Il est trop tard. Il ne faut pas que je sois un sale égoïste. Allah compte sur moi.
Maman, tu es une dévoyée, à t’afficher bras nus et cheveux au vent dans la rue. J’ai honte pour toi
Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.