Credit Suisse affirme que «le fait qu’Alfred Escher soit notre fondateur nous rend fiers». Depuis quelques années, au vu des égarements stratégiques de l’institution, la réciproque n’était sans doute plus vraie. Escher a largement influencé la Suisse moderne de 1848 en développant les chemins de fer, ce qui nécessita la fondation de diverses institutions qui font aujourd’hui encore la fierté du pays (EPFZ, Swiss Life, Swiss Re). Que Credit Suisse s’effondre l’année des 175 ans de la naissance de la Constitution fédérale, est un symbole particulièrement attristant et humiliant, qui nous rappelle la fragilité des institutions qui font de la Suisse un pays prospère. Rien n’est acquis.

Notre dossier: Credit Suisse, la chute de la deuxième banque

Aujourd’hui, une statue d’Escher trône au milieu de la place de la gare, à Zurich. De là, il a pu voir au loin sur la Paradeplatz, lundi 20 mars, des militants anticapitaliste danser, presque de joie dans un élan d’indécence rare, devant le cadavre encore chaud de son Credit Suisse. Cette disparition laisse un amer goût de déjà-vu. Après Swissair, une autre de nos fiertés s’efface à la suite d'un enchaînement de mauvais choix. Ainsi, même si à la fin, d’autres facteurs comme des déclarations malheureuses ont pu jouer un rôle, il faut rappeler que la responsabilité de cet échec appartient aux dirigeants de l’entreprise et que la dérive était perceptible depuis des années.

La fin d'une illusion

Ce naufrage pose toutefois des questions plus larges. Il illustre les dérives de la société de risque zéro à laquelle nous avons voulu croire ces dernières années. Le début de panique qui a envahi le secteur bancaire est la réponse naturelle à la sortie d’un monde d’argent «gratuit», de taux zéro et du «quoi qu’il en coûte» amorcée depuis quelques mois. Au cours de la dernière décennie, que ce soit lors de tensions économiques ou durant la pandémie, nous avons cru qu’il était possible de simplement déverser des liquidités à foison pour noyer nos problèmes, sans que cette explosion des liquidités n’entraîne des conséquences. La réponse est devant nous: c’était une illusion. Un monde sans risque est un monde sans responsabilité. Si une société perd l’habitude de gérer les risques de manière raisonnable et d’apprendre de ses erreurs, elle devient fragile, irresponsable et, avec le temps, d’autant plus vulnérable aux crises. Se débarrasser de sa responsabilité finit par coûter cher.

Or comme le dit l’économiste Ludovic Subran, c’est «quand la vague se retire, que l’on voit qui nage tout nu. Credit Suisse, ça fait un moment qu’il court tout nu sur la plage». Mais contrairement aux autres entreprises qui font fausse route, Credit Suisse n’avait pas le droit de mourir. Il est certes vrai qu’une faillite brutale d’un établissement de cette importance engendrerait des séquelles toxiques pour le reste de l’économie, mais ce n’est pas une raison d’accepter sans réserves la «fusion» entre UBS et CS.

Affaiblissement massif de la concurrence

Premièrement, car elle laisse supposer que certains acteurs irresponsables ont droit à un traitement privilégié, ce qui affaiblit le soutien à l’économie de marché. Surtout quand cela se répète. Un capitalisme sans banqueroute est comme un christianisme sans enfer, une impasse.

Deuxièmement, car avec ce mariage forcé, UBS devient un mastodonte plus too big to fail que jamais. Vouloir régler une crise en aggravant la potentielle suivante est une stratégie risquée. Que des entreprises atteignent des tailles qui peuvent entraîner le reste de l’économie est une chose, mais que l’Etat encourage activement la création d’un risque systémique est une situation que nous finirons par regretter si elle n’est pas corrigée rapidement. Cette «fusion» affaiblit massivement la concurrence. Entraînant des conséquences négatives pour les citoyens et les entreprises en Suisse.

Dernier point qui devrait nous alarmer, la décision du Conseil fédéral de passer outre l’avis des actionnaires des deux entreprises fusionnées et de l’imposer sans consultation est un précédent qui entache sévèrement la sécurité économique des personnes qui souhaitent investir dans notre pays.

Si nous ne tirons pas les leçons de cette crise, nous aurons perdu peut-être bien plus que la banque d’Alfred Escher le 19 mars 2023.

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