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Les «speaker’s squares» offrent aux habitants de Malaisie un premier espace de liberté. Dans la rue, chacun peut exprimer son avis librement, quoique sous le contrôle de la police. C’est un premier pas, bien qu’imparfait, vers l’exercice de la démocratie. Une bonne nouvelle même si beaucoup reste à accomplir. Une opinion de Christian Ghasarian, anthropologue à l’Université de Neuchâtel
Penang, 1er août 2010. Dès 18 heures, des personnes se rassemblent sur l’esplanade du Park Padang Kota dans la ville de George Town en Malaisie. Hommes et femmes entrent un à un au milieu d’un cercle spontanément formé et s’adressent à l’audience. A distance, placides mais bien visibles, une centaine de policiers regardent la scène en silence. Les orateurs qui se suivent traitent divers sujets, l’un critiquant le pouvoir des grandes corporations, un autre la distribution inégale de la richesse.
Vers 20 h.30, des militants politiques s’approchent du cercle pour réclamer la fin de l’Internal Security Act (ISA) dans la Malaisie moderne. A ce moment, une vingtaine de personnes apparaissent et leur lancent des cris hostiles pour les faire taire. Profitant de cette confusion, la police intervient et, négligeant le groupe perturbateur, arrête trois jeunes hommes qui n’ont pas voulu se plier à l’ordre de la police de mettre fin au rassemblement, car aucune autorisation n’avait été donnée pour cette manifestation. Simultanément, la police ordonne aux gens de se disperser. Au même moment, la police arrête des dizaines de militants anti-ISA ailleurs dans le pays.
Héritage du pouvoir colonial britannique, l’ISA est un ajout pernicieux à l’article 10 de la constitution fédérale de Malaisie, qui garantit la liberté d’expression. Il permet à la police d’arrêter des gens dans la rue et de les garder en détention virtuellement illimitée sans jugement sur la base de suspicions peu fondées, notamment en cas de tensions religieuses ou ethniques menaçant la stabilité et l’«harmonie multiculturelle». Mais ce décret controversé par beaucoup est aujourd’hui spécifiquement utilisé contre les Chinois, les leaders syndicaux et les communistes qui, pour la plupart, veulent son abolition.
Dans le contexte politique malaisien actuel, où il n’y a plus de parti communiste, la coalition du gouvernement fédéral au pouvoir, le Barisan National (Front National), est composée de trois partis focalisés sur l’ethnicité. Au cœur de cette coalition, la United Malays National Organisation (UMNO) a joué un rôle dominant dans la politique malaisienne depuis l’indépendance en 1963. Après un important déclin lors des dernières élections, ce parti essaie de consolider sa base en renforçant les tensions religieuses sous le prétexte de protéger les droits de chaque communauté. Un radicalisme islamique croissant augmente les divisions dans le pays.
Lors des dernières élections, le 8 mars 2008, une coalition d’opposition a émergé et, pour la première fois dans l’histoire du pays, a empêché le Barisan National d’obtenir la majorité des deux tiers de sièges au parlement national, ce qui paralyse quelque peu les décisions politiques. Cette coalition, dont la force principale (le Democratic Action Party) est socialiste, affirme comme principes communs d’être au-delà des considérations ethniques et religieuses, de démocratiser le pays. A gauche du spectre politique se trouve un jeune parti socialiste appelé le Parti Sosialis Malaysia. Ce parti d’extrême gauche est présent à chaque action pour les droits civiques. Quelques ONG et mouvements associatifs anti-ISA – financées par l’American National Endowment for Democracy – jouent aussi un rôle important en revendiquant une voix dissonante et plus radicale pour le changement politique. Ces groupes locaux pour les droits humains font pression sur l’administration politique en place pour libérer toutes les personnes détenues en vertu de l’ISA. Ils furent impliqués dans les manifestations du dimanche 1er août 2010.
La liberté de parole est soutenue par l’Etat de Penang – où réside un pourcentage de Chinois plus élevé qu’ailleurs dans le pays. Le Penang s’oppose au gouvernement fédéral. Le 4 mai 2010, le ministre en chef de l’Etat et secrétaire général du Democratic Action Party a inauguré officiellement ce qui fut appelé le «Speaker’s square», dans le plus grand parc de George Town, après que l’activité démocratique y eut été engagée pendant un bon moment – sans autorisation légale – par des militants des droits de l’homme.
La demande actuelle pour la liberté de parole se réfère à l’article 10 de la constitution fédérale et prend place dans un contexte politique et social où de plus en plus de Malaisiens, spécialement dans l’opposition, veulent voir un pays plus démocratique. Les détracteurs du décret affirment que sa seule utilité est de réduire au silence les opposants politiques, les militants des droits civiques, les journalistes et tous les citoyens critiques. Ils considèrent que tous les principes de base ne sont pas respectés dans le pays. Le fait est que depuis l’introduction de l’ISA, la détention administrative a depuis été utilisée pour détenir plus de 10 000 personnes. Sous la présidence de Najib Razak, le gouvernement malaisien s’efforce d’améliorer son image à l’extérieur avec plusieurs offensives de charme sur la scène internationale. Il reste que 38 personnes furent arrêtées le 1er août 2010 en Malaisie.
Plusieurs pays dans le monde offrent des espaces pour le Free Speech. A Singapour, un Speaker’s corner a été mis en place le 1er septembre 2000 dans un parc de la ville. Il est officiellement possible d’y parler de tout, de 7h à 19h, mais une autorisation pour le faire doit être obtenue au poste de police voisin. A Penang, il n’y a pas de règle de ce type, toutefois comme nous l’avons vu la parole fait l’objet de restrictions. Cela conduit des intellectuels locaux à considérer que le Speaker’s square n’est qu’une «simple farce», d’où une vraie critique sociale ne peut vraiment émerger. Cependant, d’autres militants considèrent que c’est un dispositif majeur – plus que symbolique – pour unir différents individus exprimant des idées ensemble, dans un pays qui a toujours dévalorisé le débat. «L’important n’est pas ce qui est dit au Speaker’s square, c’est de le dire; c’est de donner une plate-forme aux gens, quels que soient leurs positionnements idéologiques», me dit rétrospectivement Kris Khaira, une des personnes arrêtées au Kota Park de Penang le 1er août 2010.
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